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par Daniel Pinós Barrieras le 12 août 2019

CUBA LIBERTARIA

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Histoire de l’anarchisme des origines à la renaissance du mouvement

article extrait du Monde libertaire n° 1807 de juin 2019



La tradition libertaire de Cuba est séculaire. Les habitants originaux de l’île, les Indiens Siboney et Taïnos, intégraient dans leur mode de vie plusieurs principes, telle l’absence de propriété ou d’État. Vint ensuite la colonisation par les Espagnols et le génocide des populations autochtones.

Les siècles suivants, les idées et les penseurs anarchistes influenceront nombre de personnages clefs de l’histoire et de la lutte d’indépendance cubaine. Le héros national, l’apôtre de l’indépendance José Marti ou les mouvements anarcho-syndicalistes du début du XXème siècle qui seront à la tête du mouvement ouvrier en sont de parfaits exemples. De même, certaines traditions toujours vivantes et importées par les déportés Africains victimes de l’esclavage véhiculent-elles aussi des idées libertaires comme la solidarité et la résistance à l’oppresseur.

Il y a toujours eu une tradition libertaire dans les Caraïbes, le sentiment libertaire a toujours imprégné le peuple cubain, c’est une expression révolutionnaire née très tôt, lors des premières luttes contre l’esclavage et pour l’indépendance au XIXe siècle, avant même que Marx soit né. Bref, une île fertile pour la pensée anarchiste, ce qui explique qu’au moment où la révolution de 1959 s’initie dans la Sierra, les anarchistes sont en action depuis plusieurs décennies : dans les syndicats, les universités, les usines, les coopératives, les confréries, les villes et les campagnes.

Les idées libertaires ont éclos à Cuba en 1857, elles avaient pour références les théories de Proudhon. Les premières sociétés mutualistes furent créées cette année-là. Depuis lors, malgré la répression et les dictatures de Machado, de Batista et de Castro, les idées libertaires ont toujours influencé les mouvements sociaux et syndicaux. Le mouvement libertaire a plus de cent ans à Cuba, il a été banni de l’historiographie par les historiens du régime castriste et par les éditeurs cubains officiels. C’est la raison fondamentale pour laquelle très peu de Cubains aujourd’hui connaissent la tradition de lutte anarcho-syndicaliste et le rôle important des anarchistes dans l’histoire de ce pays.

C’est en 1865, dans l’industrie du tabac, que se déclara la première grève cubaine. C’est ensuite en 1888 que d’importantes figures de l’anarchisme comme Enrique Roig San Martín, Enrique Messonier et Enrique Creci développèrent une intense activité militante. Sous la République de 1902, malgré des gouvernements sanglants et dictatoriaux, la lutte syndicale s’intensifia, avec la création de la Confédération nationale ouvrière de Cuba et le militantisme radical d’Enrique Varona et Alfredo López, deux activistes qui dynamisèrent le mouvement anarcho-syndicaliste. Le premier fut assassiné et le second disparut sans qu’on ne retrouve son corps. Avec leurs idées et leurs luttes, ils impulsèrent plus tard la nouvelle République qui reconnut les droits des travailleurs avec la Constitution de 1940.

Ces années-là furent aussi des années de collaboration avec la CNT espagnole, car beaucoup d’anciens combattants cubains de la guerre civile espagnole et des libertaires espagnols exilés arrivèrent alors à Cuba pour renforcer le mouvement anarcho-syndicaliste.

Fulgencio Batista, le dictateur cubain protégé par les États-Unis, assassina plus de 20 000 Cubains, parmi eux beaucoup d’anarchistes, ces disparitions marquèrent une étape sanglante pour le mouvement syndical. Batista incarnait le dictateur latino-américain typique : un mélange de populisme et d’autoritarisme. Pendant des décennies, il participa à la vie politique cubaine et fut finalement élu démocratiquement en 1940 pour une durée de quatre ans. C’est alors qu’il fit voter une Constitution extrêmement progressiste pour l’époque et qu’il intégra des ministres communistes dans son propre gouvernement (les mêmes qui allaient ensuite occuper des postes clefs au sein du régime castriste).




Lors du triomphe de la Révolution cubaine, en 1959, le gouvernement révolutionnaire n’avait pas de racines marxistes ou anarchistes, mais il faut rappeler que beaucoup de ceux qui luttèrent dans les villes contre la dictature et dans la guérilla même étaient des militants anarchistes. Les anarchistes cubains étaient une composante essentielle des réseaux de lutte politique clandestine et de la guérilla contre la dictature de Batista, qui mèneront à la victoire de 1959.

Les différentes organisations anarcho-syndicalistes qui luttèrent, dans la clandestinité ou dans la guérilla lors de la Révolution de 1959 aux côtés des castristes, ne furent pas reconnues. Avec l’avènement au pouvoir du « Líder Máximo », en 1959, et son adhésion opportuniste à la doctrine marxiste-léniniste, tous ceux qui professaient par leur pensée et leur pratique les idées libertaires refusèrent l’alignement sur la dictature stalinienne. Dans ces années-là, les libertaires furent assassinés, emprisonnés ou contraints à l’exil. Ils ne trouvèrent alors que peu de soutien du mouvement libertaire international, tant l’aura de la Révolution cubaine et des guérilleros héroïques ainsi que la propagande diffamatoire, orchestrée depuis La Havane et Moscou par l’appareil d’information stalinien, agissaient sur les consciences en Amérique et en Europe.




En France, malheureusement, hormis la Fédération anarchiste, les organisations libertaires donnèrent une certaine crédibilité aux accusations du gouvernement cubain contre les membres du Mouvement libertaire cubain. En 1968, l’apôtre de la Révolution, Daniel Cohn-Bendit, aujourd’hui devenu le propagateur du libéralisme-libertaire et député européen, accusa les anarchistes cubains d’être des « serviteurs de l’impérialisme yankee », lors du congrès des fédérations anarchistes à Carrare en Italie.

Le Mouvement libertaire cubain lutte aujourd’hui pour redonner vie à l’anarchisme. Un groupe de jeunes du réseau de l’Observatoire critique, au sein de l’Atelier libertaire Alfredo López, questionne la réalité cubaine, l’histoire du mouvement libertaire et ses idées. Malgré la répression et l’impossibilité d’exprimer dans les médias, aux mains du régime, tout point de vue jugé subversif, les libertaires sortent peu à peu de la clandestinité, la présence libertaire s’affirme aujourd’hui à travers les actions de l’Observatoire critique de La Havane, elle s’affirme dans la rue et sur les places.

Sortant de la clandestinité, les libertaires et les anti-autoritaires occupent la place de la Révolution aux côtés de la multitude le 1er mai, en revendiquant sur leur banderole un socialisme sans bureaucratie. Ils manifestent contre la violence sur la Calle 23, une des principales avenues de La Havane, avec des centaines de personnes, à visage découvert. Ils rendent hommage publiquement à Alfredo López, une des figures de l’anarcho-syndicalisme cubain. Ils lancent un appel « Contre les obstructions et les interdictions » pour défendre la liberté d’expression et de conscience. Ils organisent chaque année un Forum social afin de coordonner des actions sur le plan social pour transformer l’île du caïman vert. L’ouverture d’un Centre social libertaire au cœur de La Havane, grâce au soutien du mouvement libertaire international, permet de réunir en un même lieu différentes activités avec des débats, des projections, des expositions et une bibliothèque libertaire. Voici simplement quelques exemples d’initiatives importantes qui donnent une visibilité et une crédibilité à l’action libertaire.

Des groupes informels composés majoritairement d’activistes sociaux, de jeunes artistes et de jeunes universitaires, se regroupent et se retrouvent autour de discussions, de lectures, de manifestations à caractère culturel, de concerts, de happenings, indépendamment des structures officielles. Il est à noter que ces militants, dont certains ont fréquenté les universités du pays, sont issus des couches sociales les plus pauvres. Ils vivent dans des quartiers très périphériques de La Havane et ils n’ont jamais perdu leur conscience de classe, leur sentiment d’appartenance aux milieux les plus défavorisés. Cette origine leur permet de proposer une analyse réaliste en prise totale avec le contexte social actuel, d’avoir une force de proposition dont certains intellectuels ne peuvent disposer, de pouvoir passer de la parole aux actes.
Ces actes sont nécessaires pour parvenir à vivre dans la dignité et la liberté, pour amorcer des changements qui permettront de transformer une économie bureaucratisée et étatisée en une économie autogérée, évitant ainsi de sombrer dans les dérives libérales qu’ont pu connaître les pays de l’Est à la fin de la guerre froide. Dans le débat qui existe aujourd’hui dans la gauche alternative, les anarchistes jouent un rôle de premier plan afin de mettre en garde contre l’opportunisme des réformistes qui prétendent qu’il est nécessaire qu’une phase de transition existe à Cuba, qu’elle devra obligatoirement passer par la reconnaissance des partis politiques, la convocation à des élections et l’instauration d’un capitalisme sui generis, dans le cadre d’une démocratie bourgeoise. Le modèle qui s’est installé dans les pays de l’Est lors de la chute de l’empire soviétique, un modèle inégalitaire où la richesse arrogante des anciens cadres du Parti communiste côtoie l’extrême misère d’une grande majorité du peuple. Cuba a besoin d’une rupture avec les modèles politiques existants, ces modèles qui ont échoué sur l’ensemble de notre planète.

L’histoire de Cuba reste à écrire, à la lumière de ce que nous apportent l’expérience et l’analyse de nos amis cubains, car la propagande du Parti communiste de Cuba a dissimulé les réalités historiques. Un inventaire sans concession à propos de la Révolution cubaine, qui atteint aujourd’hui son épilogue, est nécessaire.

Le socialisme, « ça ne fonctionne pas, même chez nous », a déclaré Fidel Castro en septembre 2010. Il est indéniable que la Révolution a créé beaucoup de frustration et de déception, particulièrement chez les nouvelles générations. Un profond désir de liberté, de dignité, de parler et d’agir existe à Cuba.

Les liens sociaux restent à réinventer en vue de contribuer à une « révolution dans la révolution » et pour combattre la bureaucratie et la corruption généralisée. Il s’agit aujourd’hui d’aller de l’avant, avec de nouvelles formes d’organisation reposant sur une autonomie sociale, culturelle, libertaire et fédéraliste.

À Cuba, en dépit du refus, de la part du gouvernement, de la diversité politique, la société civile a continué d’exister. Malheureusement, les animateurs des mouvements d’opposition ont toujours eu à souffrir de l’exil et de la répression politique interne.

À Cuba, à partir des années 1990, avec la chute du camp « socialiste », le modèle de société fermée a fait faillite. L’ouverture économique et culturelle donna alors l’occasion aux citoyens de s’approprier l’espace restreint que la société civile a permis d’ouvrir. Une nouvelle génération, née après la Révolution, pensa la société autrement. C’est à partir de là que nous avons vu naître la confluence de différents groupes et de différentes associations qui existent aujourd’hui à Cuba. Cette confluence ouvre le débat sur le modèle de développement économique et social nécessaire à Cuba, sur le thème des droits et des libertés publiques, sur ce que les Cubains veulent et ce qu’ils ne veulent pas pour leur pays.

Cuba a aujourd’hui la possibilité de construire une expérience sociale différente, une expérience qui donne plus de pouvoir au peuple et non au capital et à la bureaucratie. Nos compagnons se battent pour un socialisme libertaire et participatif, qui aurait comme proposition centrale le développement des coopératives et des entreprises autogérées. L’Atelier libertaire de La Havane [note] joue aujourd’hui un rôle très important dans le développement de ce scénario, dans la mesure où il réunit en son sein de nombreux jeunes activistes qui débattent des alternatives au système actuel et qui coordonnent des actions militantes pour transformer socialement Cuba. Les libertaires cubains animent à La Havane un collectif écologiste appelé El Guardabosques, le Garde-forestier [note] et le Projet Arcoiris, le Projet Arc-en-ciel [note] .

La renaissance d’un mouvement libertaire à Cuba est un des éléments clés afin d’entreprendre un large travail de conscientisation afin de permettre aux habitants de l’île de débattre de leur avenir. Mais pour développer les courants libertaires et les courants critiques de type autogestionnaire, fédéraliste et écologiste, il faut des moyens matériels qu’il est difficile de trouver sur l’île. De là, l’importance du soutien extérieur, même s’il s’agit d’une action délicate, car l’aide internationale aux mouvements d’opposition est considérée par le gouvernement comme un financement de l’« Empire » en faveur de la contre-révolution. Les échanges d’informations avec les mouvements anti-autoritaires et libertaires internationaux sont extrêmement importants pour les activistes de l’Atelier libertaire de La Havane.

La solidarité politique internationale est également importante en cas de répression et d’obstruction venant des services du ministère de l’Intérieur et de la Sécurité d’État quand nos compagnons sont inquiétés pour leurs activités.

Daniel Pinós Barrieras
Groupes d’appui aux libertaires et aux syndicalistes indépendants de Cuba (GALSIC)

Contact : cubalibertaria@gmail.com

Deux ouvrages sur l’anarchisme à Cuba :
Cuba : Révolution dans la Révolution. Expériences libératrices et créatrices. Daniel Pinós,
Karel Negrete et Miguel Chueca, éditions CNT, 328 pages, 18 euros.
L’Anarchisme à Cuba, Frank Fernández, suivi de Témoignages sur la révolution cubaine, Augustin Souchy, éditions CNT, 2004, 236 pages. Épuisé sur format papier. À télécharger sur format pdf : http://www.polemicacubana.fr/wp-content/uploads/Cuba-libertaria-.pdf
PAR : Daniel Pinós Barrieras
Groupes d’appui aux libertaires et aux syndicalistes indépendants de Cuba (GALSIC)
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