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par Daniel Pinós Barrieras le 21 janvier 2019

Le silence des autres

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Un portrait « au présent » des victimes du franquisme



Le 15 octobre 1977, le Congrès des députés a approuvé une loi d’amnistie, qui a abouti à la libération des prisonniers politiques du régime franquiste. Sous prétexte que la réconciliation entre les Espagnols était impossible autrement, la même loi protégeait les bourreaux du régime, qui non seulement sont restés impunis, mais ont également occupé des postes de pouvoir et de responsabilité pendant la période démocratique.
Plus de quarante ans après la fin officielle de la dictature de Franco, le devoir de mémoire n’est toujours pas reconnu en Espagne et les victimes de l’une des dictatures les plus longues d’Europe sont toujours méprisés dans leur volonté légitime de faire le deuil de leurs parents disparus. Depuis le début des années 2000 de nombreuses victimes de la dictature et leurs familles, ainsi que les associations de défense de mémoire se sont battus pour l’abrogation de la loi d’amnistie afin d’exiger justice.
Almudena Carracedo et Robert Bahar, les réalisateurs se sont intéressés à la lutte de ces victimes lorsqu’ils ont appris l’intention des associations de mémoire de dénoncer certains tortionnaires du régime de Franco. Alors que la loi d’amnistie les en empêchait en Espagne et que les tentatives du juge Baltasar Garzón d’ouvrir un procès devant l’Audiencia Nacional ont mis fin à sa carrière judiciaire. Il s’agit des conséquences du « pacte de l’oubli » voté le 15 octobre 1977 par le Congrès des députés. Contrairement aux autres pays sortis de régimes dictatoriaux comme le Chili, l’Argentine, le Cambodge, le Rwanda, en Espagne il n’y a eu ni procès de Nuremberg, ni Commissions de vérité et de réconciliation, ni jugement des coupables.
Après bien des revers, l’occasion se présenta de se rendre en Argentine, où la juge María Servini reçut les plaignants et commença à écouter leurs témoignages. C’est alors que la « plainte argentine » a été déposée.
L’enjeu était de taille, ce film documentaire a été réalisé de manière indépendante et avec beaucoup acharnement durant plus de six années. Le silence des autres constitue un véritable jalon pour l’exercice du deuil pour les familles, en donnant à connaître au niveau international une histoire méconnue du grand public. L’histoire d’une dictature qui a duré plusieurs décennies et que l’on a admis dans le concert des nations lorsque les dirigeants du monde entier, De Gaulle, Eishenower, le pape, l’ONU et toutes les grandes institutions ont officialisé la « bonne entente » avec le régime de Franco.
Le film donne ainsi à entendre une mémoire méconnue en réalisant un véritable équilibre entre les images d’archives, les témoignages des survivants de la dictature, le travail d’instruction de la juge et des prises de vue sur la contemporanéité de la dictature quand elle s’inscrit dans le paysage urbain à travers notamment des noms de rue.
Les réalisateurs ont accompagné les victimes pendant tout ce temps sur une route pleine d’obstacles, avec l’opposition du gouvernement de Mariano Rajoy, qui torpillait constamment le processus et en diverses occasions le discréditant. Les déclarations du nouveau président de son parti, le Parti populaire, Pablo Casado, furent alors immondes : " Ce sont des vieux chnoques ! Ils parlent toute la journée de la guerre du grand-père, des fosses communes et de je ne sais quoi, avec la mémoire historique..."
Les témoignages se rejoignent au même rythme que l’émotion s’empare de cette histoire. De toutes les choses que l’on peut dire du Silence des autres, celle qui définirait le mieux le film est l’émotion profonde qu’il provoque au fur et à mesure que l’histoire progresse et que nous découvrons la disparition de certains de ses protagonistes. Mais, s’agissant d’un processus judiciaire et politique encore ouvert, il nous reste la sensation de découvrir une histoire encore inachevée.
Les proches de plus de 100 000 personnes encore enterrées dans des fosses communes, victimes de tortures réclamant justice ou les mères de bébés volés cherchent encore la vérité. Pour compenser cela, les réalisateurs se tournent vers les histoires individuelles d’Asunción Mendieta, María Martín ou Chato Galante, les principaux témoins du documentaire. Ils ont permis à l’équipe du film de les accompagner afin de nous montrer les lieux où ils avaient été torturés ou en nous emmenant sur les charniers où leurs parents sont enterrés. Il est impossible de ne pas se laisser emporter par la colère et l’émotion en les écoutant.
Ce documentaire d’une grande qualité cinématographique est subtil, émouvant, il invite à une réflexion profonde sur la légitimité d’une monarchie espagnole qui a reçu son pouvoir des mains d’un dictateur s’apprêtant à mourir. Il provoque aujourd’hui, depuis sa sortie en Espagne en décembre dernier, un véritable bouleversement des consciences en permettant de remettre au c?ur des préoccupations des Espagnols la question des atteintes aux droits de l’homme sous le régime dictatorial du général Franco.

Le silence des autres a été primé au Festival de Berlin 2018 en recevant le prix de la paix et le prix du public. En 2019, il est nominé aux Goya, l’équivalent des César français et des Oscars américains.
Il sortira à Paris 13 février.
PAR : Daniel Pinós Barrieras
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