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Cinéma
par Julien Caldironi le 17 septembre 2023

Colère noire, un homme contre le système…

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Pour un peu, le titre français de La città sconvolta : caccia spietata ai rapitori (Traduction littérale : « La ville sous le choc : chasse impitoyable aux ravisseurs »), le film de Fernando Di Leo, semble tout à fait adapté et meilleur que les classiques titres à rallonge sous forme de dépêches à l’italienne. Le film date de 1975, il appartient à ce courant spécifique des poliziotteschi. Les poliziotteschi (étymologiquement, polizieschi, films policiers, avec le suffixe indiquant la « petitesse », quelque peu dévalorisant) correspondent à un genre cinématographique italien ayant connu son apogée durant les années 1970. À cette époque, dans l’Italie déboussolée des « Années de plomb » et de la stratégie de la tension, terrorisée par les opérations des groupes armés révolutionnaires, les attentats terroristes de l’extrême-droite et les crimes de la mafia (rackets, enlèvements, règlements de compte), ce genre émergeant se construit en une réponse typiquement transalpine aux films tels qu’Un justicier dans la ville et surtout L’Inspecteur Harry. Comme à son habitude, la péninsule, vivant les derniers remous d’un âge d’or cinématographique, va exploiter ce filon jusqu’à la corde et les polars durs, sanglants, aux discours réactionnaires et aux héros machistes vont se multiplier. Des épopées virilistes et vengeresses, oripeaux contemporains du western, comme autant de réponses réconfortantes à une population apeurée et prise entre plusieurs feux. En France, le courant est dédaigné, et par la critique, qui lui reproche son message droitiste et sa violence et par les spectateurs de cinéma de série B, qui optent davantage pour les films de kung-fu qui déferlent à la même période sur les toiles des cinémas populaires. Dans cette pléthore de longs-métrages où des flics désabusés contournent la corruption de leurs confrères et le laxisme des tribunaux pour éradiquer les malfrats à la sulfateuse, les productions de Fernando Di Leo se démarquent.

Fernando Di Leo, un cinéaste « enragé »

Né en 1932 dans les Pouilles, Di Leo commence à œuvrer dans le cinéma comme scénariste dans les années 1960, notamment dans le western à l’italienne, le fameux « western spaghetti » avant de bifurquer, à l’orée des années 1970 vers la réalisation et de se consacrer davantage au polar. Di Leo restera par la suite le scénariste des productions qu’il réalisera.
Colère noire date de 1975, il arrive après ce qu’il est convenu d’appeler la « trilogie du milieu », trois films sans lien entre eux sinon thématiques, sortis en 1972 et 1973. Au casting, l’acteur français, héraut du genre, Luc Merenda, côtoie l’habituelle star anglo-saxonne venue cachetonner pour régler ses impôts, ici James Mason. Fernando Di Leo use bien sûr des ficelles usuelles, il calibre son métrage, comme les autres polars, en fait une péloche d’action efficace, dynamique et bien emballée. Le film, inspiré notamment d’Entre le ciel et l’enfer d’Akira Kurosawa, par ailleurs, n’est pas exempt de défauts : une facilité scénaristique au début, un traitement des personnages féminins caricatural et lapidaire, tributaire du courant et de son époque. Mais Di Leo n’est pas qu’un artisan talentueux. C’est un écorché vif, il a la rage. Il en parsème ses films. Et en focalisant sur un protagoniste en particulier, dont on va suivre les investigations, il a choisi son camp, celui des prolétaires. Évidemment, dans un titre d’exploitation, le propos politique et l’engagement ne seront pas aussi clairement exposés que dans un Ken Loach. Mais Colère noire est un bon exemple de ce que ce cinéaste de gauche, presque libertaire, a apporté dans un genre éminemment de droite.

L’histoire d’une vengeance

Avertissement : le déroulé du film et sa fin sont ici révélés.
Colère noire, c’est l’histoire, en deux parties, d’un homme, Colella, veuf, garagiste indépendant, qui vivote avec son gamin d’une douzaine d’années, tranquille, un peu coupé du monde. Son fils est ami avec le rejeton d’un riche industriel, Filippini. Tandis que Colella, ancien motard de compétition, amène son fils Fabrizio au collège en deux-roues, ils croisent la Rolls de son camarade. Peu de temps après, le fils de Filippini est kidnappé par trois malfrats. Fabrizio prend sa défense et les malfaiteurs, désarçonnés, finissent par l’embarquer dans leur voiture. S’en suit une demande rançon : dix milliards de lires. Une somme impressionnante, mais largement dans les moyens du père, riche magnat de l’immobilier. Celui-ci le jure au garagiste : leurs petits sont dans la même galère, il ne fera aucune différence. Sauf qu’en réalité, dans le dos de Colella, de la police, de sa propre femme, le promoteur négocie, trouvant le montant exigé exorbitant. Pour lui, c’est un deal comme un autre. Colella, ne voyant rien venir, n’ayant aucune nouvelle, tente de mettre la pression pour obtenir la libération de son gamin, mais le commissaire, désabusé, lui explique qu’il est hors-jeu, que son fils « ne vaut rien » pour les ravisseurs, qu’il sera relâché en même temps que l’enfant qui était la véritable cible. Sauf que devant le marchandage sans fin du patron milliardaire, les kidnappeurs reçoivent l’ordre des commanditaires haut placés d’exécuter Fabrizo Colella.
Ce dernier part alors en croisade contre les assassins de son fils. Colella va dès lors sortir de cette espèce de retraite monastique dans laquelle il évoluait pour pénétrer un monde dont il ignore tout. En bleu de travail, à moto, il mène son enquête, fait le boulot que la police, dont c’est pourtant la fonction première, renâcle à effectuer. Il gravit un à un les échelons, dépassant rapidement les kidnappeurs, constitués de bougres désargentés recrutés dans les quartiers miséreux, pour arriver jusqu’au conseil d’administration d’une sorte de conglomérat d’intérêts mafieux, politiques et capitalistes, l’IFI, l’Instituto Finanzario Internazionale. Qu’il va passer à la mitraillette dans un final quasi-nihiliste.

Une tentative de lecture politique

Ce qui distingue Colère noire de la majeure partie de la production de l’époque, c’est que l’antagoniste, ici, ce n’est pas la justice laxiste ou corrompue, c’est clairement le monde capitaliste, c’est la finance. C’est ce père, grand patron tellement obnubilé par ses actifs et ses comptes en banque qu’il négocie froidement la vie de son fils là où le prolo de base, lui, vendrait ses biens, tout ce qu’il a, ses yeux, même, pour retrouver son enfant. « Si la merde avait de la valeur, les pauvres naîtraient sans trou du cul » lance Colella, impuissant, écœuré au commissaire. Celui-ci, qui, au début du film, entendait partir en vacances, s’indigne parfois mollement, parlant presque de révolution (sans jamais toutefois prononcer le terme, c’est son adjoint qui l’interroge et il botte en touche), s’insurgeant contre le fait que, dans ce monde, des gens s’échangent de telles sommes avec une telle désinvolture et tout le malheur que ces inégalités criantes génèrent. Dans Colère noire, la police est totalement subordonnée au pouvoir capitaliste. Par conséquent, elle passe le métrage à la traîne des criminels, inutile. Le commissaire en est réduit à ramener un ballon gonflable pour le retour de Fabrizio. Filippini, qui tente de tirer les ficelles, est veule, lâche, on apprend qu’évidemment il verse des pots-de-vin à des hommes politiques, qu’il planque de l’argent en Suisse, qu’il prostitue sa secrétaire auprès de clients importants… C’est d’ailleurs elle qui collabore avec les ravisseurs. Mais quand il s’agit de payer la rançon, le patron pleurniche, par le biais de son avocat, qui explique que c’est la crise, que la somme demandée est excessive… Alors même que ce capital qui est le sien, il le tient de son mariage. En face, les criminels appartiennent à la sphère de la haute finance, aux « élites », ils cherchent à déstabiliser Filippini tout en se faisant de l’argent sur son dos. Le fils d’un travailleur ne représente rien pour eux. Il est facile d’ordonner aux malfrats de l’exécuter d’une balle derrière l’oreille. Cela ne pourra que mettre la pression sur le patron. Le pauvre Colella, lui, est seul. Il n’a plus que les flingues, ses muscles et son courage pour faire payer à tous ces salauds la mort de son enfant. Il incarne non pas la vengeance un brin putassière de pas mal de poliziotteschi qui promeuvent la loi du talion, mais la symbolique de l’inaction d’appareils d’état pouvoir totalement subordonnés à la classe bourgeoise. La fin est sombre, noire comme la colère évoquée dans le titre. Colella, immanquablement, va partir en prison, il a tout perdu. Filippini, lui, a récupéré son fils. La secrétaire qui était au courant de toutes ses malversations est tuée dans une piteuse tentative de rédemption. Il s’en tire à bon compte. La seule consolation : Colella a, dans ce qui ressemble à un mélange entre action directe et propagande par le fait, un peu nettoyé cet environnement vicié des classes dominantes. Même si, on s’en doute, la nature capitaliste ayant horreur du vide, les places de ceux passés par les armes seront encore tièdes quand d’autres s’assiéront dessus, armés d’une toute nouvelle et clinquante fausse respectabilité. Colère noire montre que la violence capitaliste opère sans difficulté une collusion avec la violence criminelle, que la haute-finance et le milieu sont totalement perméables et trouvent tous deux en les masses laborieuses les cibles idéales à pressurer pour s’enrichir. C’est toute la saloperie du capitalisme meurtrier, toute son omnipotence que filme Fernando Di Leo. Le prolétaire en bleu de travail, les armes à la main, les a dérangés quelques instants, cependant. Colère noire n’est probablement pas un mode d’emploi, mais ce film appelle néanmoins à repenser la nature même de la construction des inégalités criantes que, plus que jamais, nous subissons aujourd’hui. Nous autres, anarchistes, savons bien que le noir n’est pas que la couleur de la colère.

Julien Caldironi,
Individuel 49

Colère noire, en coffret, sorti par Elephant Films (août 2023)
Pour la photo du dvd, le copyright est c 2023 Elephant Films.
PAR : Julien Caldironi
Individuel 49
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