Les boulots bidons

mis en ligne le 10 septembre 2013
1714CapitalismDans les années 1930, John Maynard-Keynes avait prédit que, à la fin du XXe siècle, les technologies seraient suffisamment avancées pour que des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis envisagent des temps de travail de quinze heures par semaine. Il y a toutes les raisons de penser qu’il avait raison. Et pourtant cela n’est pas arrivé. Au lieu de cela, la technologie a été manipulée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus. Pour y arriver, des emplois qui sont, par définition, inutiles ont été créés. Une masse de gens, en Europe et en Amérique du Nord en particulier, passent leur vie professionnelle à effectuer des tâches qu’ils savent être dépourvues d’utilité réelle. Les nuisances morales et spirituelles qui accompagnent cette situation sont profondes. C’est une cicatrice qui balafre notre âme collective. Et pourtant personne n’en parle.
Pourquoi l’utopie promise par Keynes – et qui était encore attendue dans les années 1960 – ne s’est-elle jamais concrétisée ? On nous dit aujourd’hui que Keynes n’a pas su prédire la croissance massive du consumérisme. Nous aurions eu le choix : moins d’heures de travail ou davantage de consommation. Nous aurions collectivement choisi de consommer plus. Voilà une jolie fable morale. Cependant, il nous suffit de réfléchir un instant pour voir qu’elle est mensongère. Certes, nous avons été témoins de la création d’emplois et d’industries nombreux et variés depuis les années 1920 ; cependant, peu ont un rapport avec la production et distribution de biens de consommation : sushi, iPhones ou baskets à la mode.
Quels sont donc ces nouveaux emplois ? Un rapport récent comparant l’emploi aux États-Unis entre 1910 et 2000 nous en donne une image claire (un autre rapport lui fait écho au Royaume-Uni). Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs employés dans l’industrie ou l’agriculture a dramatiquement diminué. Dans le même temps, les emplois en tant que « professionnels, clercs, managers, vendeurs et employés du tertiaire » ont triplé, passant « d’un quart à trois quarts des employés totaux ». En d’autres mots, les métiers productifs ont largement été automatisés (même en comptant les employés de l’industrie en Inde et en Chine, la part de travailleurs dans la population mondiale a largement diminué).
Mais plutôt que de permettre une réduction massive des heures de travail pour libérer la population mondiale et leur permettre de poursuivre leurs projets, plaisirs et idées, nous avons pu observer un gonflement, non seulement du secteur des « services », mais aussi du secteur administratif, jusqu’à la création de nouvelles activités comme les services financiers, le télémarketing, ou l’essor sans précédent de secteurs comme les avocats d’affaires, l’administration universitaire ou hospitalière, les ressources humaines ou encore les relations publiques. Et ces chiffres ne prennent pas en compte tous ceux qui assurent un soutien administratif, technique ou sécuritaire à toutes ces industries, voire toutes les autres industries annexes rattachées à celles-ci (les toiletteurs de chiens, livreurs de pizza ouverts toute la nuit, etc.) qui n’existent que parce que tout le monde passe trop de temps au travail.
C’est ce que je vous propose d’appeler des « emplois bidon ».

Qu’est-ce qu’un emploi inutile ?
C’est comme si quelqu’un inventait des emplois sans intérêt, juste pour tous nous tenir occupés. Et c’est ici que réside tout le mystère. Dans un système capitaliste, c’est précisément ce qui n’est pas censé arriver. Dans les anciens États socialistes inefficaces, comme l’URSS, où l’emploi était considéré comme un droit et un devoir sacré, le système fabriquait autant d’emplois qu’il était nécessaire (une des raisons pour lesquelles il fallait trois personnes pour vous servir un morceau de viande dans les supermarchés). Mais, c’est le genre de problème que le marché compétitif est censé régler. Selon les théories économiques, en tout cas, la dernière chose qu’une entreprise qui recherche le profit va faire est de balancer de l’argent à des employés dont elle n’a pas besoin. Pourtant, c’est ce qui se passe.
Les entreprises multiplient les campagnes de licenciement, celles-ci touchent principalement la classe des gens qui produisent, bougent, réparent ou maintiennent les choses en bon état de fonctionnement. Toutefois, sans raison, le nombre de salariés « gratte-papier » augmente. De plus en plus d’employés se retrouvent, au contraire des travailleurs de l’ex-URSS, à devoir travailler quarante ou cinquante heures par semaine. Ils ne travaillent pourtant de façon réellement efficace que quinze heures, ainsi que Keynes l’avait prédit, et passent le reste du temps à organiser ou assister à des séminaires de motivation, mettre à jour leurs profils Facebook ou télécharger des séries télévisées pour tromper l’ennui.
L’explication de ce phénomène n’est définitivement pas économique : elle est morale et politique. La classe dirigeante a découvert qu’une population heureuse et productive, avec du temps libre, est dangereuse (pensez à ce qui a commencé à se réaliser dans les années 1960). Associer le travail à une valeur morale, et affirmer qu’il est impératif d’y consacrer ses journées, est particulièrement pratique pour elle.
En constatant les tâches et responsabilités administratives de plus en plus importantes dans les universités, j’ai eu une vision de l’Enfer : un ensemble de gens consacrant la majeure partie de leur temps à une tâche pour laquelle ils n’ont ni goût ni aptitude. Imaginons, de façon absurde, des ouvriers engagés pour leurs compétences en menuiserie, à qui l’on demande de passer le plus clair de leur temps à cuire du poisson. La tâche n’a rien de passionnant, mais au moins s’agit-il d’une activité ponctuelle. Pourtant, l’idée que certains de leurs collègues puissent se consacrer, eux, à la menuiserie et échapper à la cuisson de poisson, les obsède. Sous peu, des piles de poissons mal cuits envahiront l’atelier. Cuire les poissons devient l’activité prioritaire dans l’entreprise, au détriment de la menuiserie.

Qu’est-ce qu’un emploi utile ?
Maintenant, je réalise qu’un tel argument va inévitablement générer des objections : « Qui êtes-vous, pour définir quels emplois sont réellement nécessaires ? Et c’est quoi votre définition d’utile ? Vous êtes professeur d’anthropologie : mais qui a "besoin" de l’anthropologie ? » (Et il est vrai que beaucoup de lecteurs de tabloïds pourraient voir mon travail comme l’exemple même de l’inutilité.) Et, jusqu’à un certain point, c’est vrai. Il n’y a pas de mesure objective de la valeur sociale du travail.
Je ne me permettrai pas de dire à quelqu’un, qui est convaincu qu’il apporte une réelle contribution à l’humanité, qu’en fait, il n’en est rien. Mais qu’en est-il des gens qui sont déjà convaincus que leur travail n’a aucun sens ? Il y a peu, j’ai repris contact avec un ami d’enfance que je n’avais pas vu depuis l’âge de 12 ans. J’ai été étonné d’apprendre qu’il était d’abord devenu un poète, puis chanteur dans un groupe de rock indépendant. J’avais entendu certaines de ses chansons à la radio, sans savoir qu’il s’agissait de lui. Il était clairement brillant, innovant, et son travail avait sans aucun doute illuminé et amélioré la vie de plusieurs personnes. Pourtant, après quelques albums sans succès commercial, il perdit son contrat. Criblé de dettes et avec un enfant à charge, il finit comme il le dit lui-même « à suivre l’exemple de beaucoup de gens : s’inscrire par défaut en fac de droit ». Il est aujourd’hui avocat d’affaires, travaillant pour une grande firme new-yorkaise. Il est le premier à admettre que son travail n’avait aucun sens, ne contribue en rien au monde, et selon lui, ne devrait même pas exister.
On pourrait être en droit de se poser beaucoup de questions, à commencer par ce que cela dit de notre société qui est en demande extrêmement limitée de musiciens et poètes talentueux, mais en demande apparemment infinie d’avocats spécialistes des affaires. (Réponse : si 1 % de la population contrôle la plupart des richesses disponibles, ce que nous appelons le « marché » reflète ce que ce 1 % pense être utile ou important.) Mais encore plus, cela montre que la plupart des gens sont conscients de cette réalité. En fait, je ne pense pas avoir rencontré un seul avocat d’affaires qui ne considère son emploi comme merdique. Il en est de même pour toutes les nouvelles industries citées précédemment. Il existe une classe entière de professionnels qui, estimant que vous faites quelque chose d’intéressant (anthropologue, par exemple), feront tout dans une soirée pour éviter de parler de leur travail. Après quelques verres, ils risquent même de se lancer dans des tirades sur leur travail stupide et sans intérêt à leurs yeux.
Psychologiquement, tout cela est profondément violent. Comment peut-on discuter de dignité au travail, quand on estime que son propre travail ne devrait même pas exister ? Comment cette situation peut-elle ne pas déboucher sur un sentiment profond de rage et de ressentiment ? Pourtant, et c’est là tout le génie de cette société, les dirigeants ont trouvé un moyen, comme dans le cas des cuiseurs de poissons, de s’assurer que la rage des employés est directement dirigée contre ceux qui, quant à eux, font un travail qui a du sens. Dans notre société, il semble y avoir cette règle : plus le travail bénéficie aux autres, moins ce travail sera effectivement rémunéré et reconnu. À part une poignées d’exceptions (les médecins), cette règle est valide. Encore une fois, une mesure objective de la valeur du travail est difficile à mettre en place. Cependant, un moyen simple de s’en faire une idée serait de se demander : qu’arriverait-il si cette classe entière de travailleurs disparaissait ? Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais s’ils venaient à disparaître, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques. Un monde sans profs ou dockers serait bien vite en difficulté, et même un monde sans auteur de science-fiction ou musicien de ska serait clairement un monde moins intéressant. Il est moins évident de considérer comment le monde souffrirait de la disparition des directeurs généraux d’entreprises, lobbyistes, attachés de presse, télé-marketeurs, huissiers de justice ou consultants juridiques (beaucoup soupçonnent que la vie s’en trouverait grandement améliorée).

De la nuisance de l’utilité pour les dirigeants
De façon encore plus perverse, il semble exister un consensus sur la façon dont les choses se passent. C’est un des points forts du populisme de droite. Vous pouvez le voir lorsque les tabloïds s’en prennent aux cheminots, qui paralysent le métro londonien durant des négociations syndicales : le fait que ces travailleurs peuvent paralyser le métro montre que leur travail est nécessaire, mais cela semble être précisément ce qui embête les gens. C’est encore plus clair aux États-Unis, où les républicains ont réussi à mobiliser les gens contre les instituteurs ou les travailleurs de l’industrie automobile (et non contre les administrateurs des écoles ou les responsables de l’industrie automobile qui étaient la source du problème) à propos de leurs payes et prétendus avantages mirifiques : « Mais vous pouvez apprendre aux enfants ! ou fabriquer des voitures ! C’est vous qui avez les vrais emplois ! Et en plus de ça vous avez le toupet de demander une retraite et la Sécu ? »
Si quelqu’un avait conçu un plan afin de maintenir la puissance du capital financier, il ne s’y serait pas pris autrement. Les emplois réels, productifs sont sans arrêt écrasés et les employés exploités. Le reste de la population est divisé en deux groupes : la strate des chômeurs, universellement vilipendée, et une strate plus large de personnes qui sont payées à ne rien faire, dans une position qui leur permet de s’identifier aux perspectives et sensibilités de la classe dirigeante (managers, administrateurs, etc.) et particulièrement ses avatars financiers, mais en même temps ressassent leur ressentiment envers quiconque à un travail avec un valeur sociale claire et indéniable. Clairement, le système n’a pas été consciemment élaboré, mais a émergé d’un siècle de tentatives et d’échecs. Mais c’est la seule explication logique à cette question centrale : malgré nos capacités technologiques, pourquoi ne travaillons-nous pas trois à quatre heures par jour ?

David Graeber



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


anonyme

le 7 février 2014
Croyez-le ou non, je découvre cet article et j'ai dit exactement la même chose à la personne avec qui j'ai la chance de partager ma vie. Bref. Me concernant, je suis du mauvais côté de la barrière de l'utilité dans la société.
Lorsque je regarde autour de moi et que je vois des personnes -beaucoup de personnes- qui font le plan toute la journée : ceux qui attendent le chaland toute la journée dans les commerces, entreprises de service, public ou pas, dans les bureaux... ça fait mal. Surtout quand je m'aperçois combien certains ont l'air désemparés moralement, mais vraiment. Quoi faire ? Entreprendre semble un projet insurmontable pour beaucoup de raisons. Plus le temps passe, plus j'ai l'impression que je ne serai personne toute ma vie. Je n'ai pas envie de céder à la tentation de la bébéisation : tétines (cigarettes électroniques) et candy crush, très peu pour moi !
A cela s'ajoute le problème de désunion : les gens sont attachés à leurs tâches -aussi inutiles soient-elles- et croient à ce qu'il font par peur du besoin, et c'est naturel. Mais en conséquence, chacun se referme sur lui-même car par convention, les différentes classes sociales ne se croisent jamais et le côtoiement sincère d'autrui nuit à la rivalité. Chaque jour en société est une peine...

romch

le 7 octobre 2015
Bonne question: le travail étant la santé, il est bon de glander pour la conserver.
L'utilité ou la nocivité du travail des gratte-papiers mérite d'être remise en question certes, mais que serait la société sans papelard?