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par Fred le 15 janvier 2015

les mutins de pangee

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ou la vie en cinema-scop

ARTICLE EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS-SÉRIE N°59 : L’ANARCHIE A L’ÉPREUVE DU RÉEL
Par une bruineuse après-midi digne d’une séquence à la Melville, Brice et Olivier nous ont reçus dans leur bureau, au cœur du Paris populaire. Le lieu est à l’image de ce qui semble gouverner leur activité d’éditeurs-producteurs-cinéastes documentaristes, et résume assez bien la philosophie des Mutins : un bordel joyeux, mais très organisé.





Le Monde Libertaire : Quelles sont les origines des Mutins de Pangée ?

Olivier : Les cinq membres fondateurs viennent tous de Zaléa TV1 [note] qui était une télé libre où on pratiquait beaucoup la diffusion d’œuvres peu visibles. A l’époque, internet commençait à peine à être un outil de diffusion pour les films, mais Zalea TV s’inscrivait dans un combat pour la liberté d’expression. On s’est heurté au mur de la censure d’État, avec l’impossibilité d’obtenir une fréquence sur la TNT. Le CSA a mis fin à l’histoire en nous éliminant de la sélection. On voit le résultat… Il n’y a qu’à zapper sur la TNT pour comprendre ce qu’ils en ont fait. Par ailleurs, la technique a beaucoup évolué et l’augmentation des débits a changé les enjeux. Ce qui était invisible hier est théoriquement visible aujourd’hui, mais dispersé sur la toile. L’espace libertaire d’internet a été colonisé par l’industrie de la sous-culture et du big business. Avec les Mutins de Pangée, on s’est inscrit dans une démarche d’abord plus centrée sur la production de films. Et peu à peu, on a été gagné par notre tendance naturelle à vouloir montrer d’autres films qu’on aime et qu’on défend.


ML : Quelles sont les activités des Mutins ?

Brice : Nous sommes producteurs, mais uniquement de nos films (ça nous prend beaucoup de temps) et éditeurs de DVDs. Nous avons notre propre catalogue, et nous avons créé une plateforme pour la VOD [note] . On est aussi co-distributeurs de nos films au cinéma. Pour l’édition, on édite des films importants du répertoire, mais qui étaient peu diffusés comme par exemple les films du cinéaste René Vautier (édité par vagues, d’abord Afrique 50 et récemment le coffret René Vautier en Algérie, dont la copie restaurée du célèbre Avoir 20 ans dans les Aurès). On édite aussi des films de jeunes cinéastes qu’on a repérés et qui ont un parti pris assez fort, comme le film Sur les toits de Nicolas Drolc, sur les révoltes des prisons en France. L’année prochaine, on va continuer à développer des collections, sur le modèle du livre-DVD.


ML : Pourquoi avoir monté une SCOP (Société Coopérative et Participative) plutôt qu’une autre structure, genre Société Anonyme?

Brice : Pour nous, ça allait de soit. Une coopérative est une SARL, mais le processus de décision est plus cohérent avec notre engagement, et surtout plus adapté à notre façon de travailler, artisanale, avec des compétences multiples, des coopérateurs qui ont plusieurs rôles selon les projets. Et les recettes éventuelles sont réinvesties dans les projets, et ne servent pas à rétribuer des actionnaires.

Olivier : Cependant, il ne faut pas se leurrer : on est dans le marché, on produit, on vend, on est soumis à la TVA etc. On vit dans ce monde là. Mais surtout, on ne peut pas se définir uniquement par notre mode d’organisation. On passe plus de temps sur les contenus de ce qu’on fabrique et à améliorer notre organisation quotidienne qu’à se regarder travailler dans une glace. Bien sûr, parfois, on s’arrête et on réfléchit. Mais on reste toujours très pragmatique. On est dans une course de fond, sur la durée. Et porter nos engagements vers l’extérieur nécessite d’être très rigoureux et exigeants sur notre propre travail.


ML : Vous fonctionnez comment en termes de projets, de choix, de prise de décision ?

Olivier : Il n’y a pas vraiment de mode de fonctionnement arrêté, gravé dans le marbre. Aucun dogme sur l’autogestion ! Les Mutins de Pangée ont été fondés sur l’expérience acquise jusque-là dans les médias libres, et on partage les mêmes goûts pour la mise en valeur des fonds audiovisuels peu connus ou invisibles. Donc, les débats entre nous sont assez tranquilles. Si l’un de nous veut réaliser un film, il fonce, et on sait que ça va durer des années et qu’on va assumer ce choix collectivement, tant qu’il est tenable sans mettre en péril toute la structure.
Pour l’édition, c’est très simple : on se passe les films, on les regarde, et le plus souvent on tombe d’accord.

Brice : Notre ligne éditoriale est assez claire avec le temps. Après, reste le problème du choix, parce qu’on ne peut pas tout éditer. Cette année, on a sorti cinq titres, et d’ailleurs, j’y pense : sur les cinq, il n’y a aucun de nos films.

Olivier : Oui, et c’est comme ça depuis 2 ans… parce qu’on a besoin de beaucoup de temps pour produire et réaliser nos films.

Brice : 2 ans ! Ça va changer en 2015 !... (rires) Bref, quand il y a débat entre nous, c’est là-dessus : qu’est-ce qu’on édite tout de suite, et qu’est-ce qu’on attend d’éditer.

Olivier : On trouve un équilibre entre les risques qu’on peut prendre, nos envies profondes et très personnelles, et les réalités économiques du moment qui permettent ou non de les réaliser tout de suite, plus tard, ou jamais. Mais on ne fait aucune concession ni aucune prestation institutionnelle.
En fait, pour répondre à la question qui semble vous préoccuper plus que nous, on a un fonctionnement très libertaire. On n’a pas tellement poussé les règles dans le détail, un Ayatollah de l’autogestion qui nous surveillerait toute la journée verrait certainement des tas de blasphèmes dans notre fonctionnement, mais on n’oublie pas les fondamentaux : l’autonomie, la défense de la liberté d’expression, l’émancipation individuelle et collective, l’ordre moins le pouvoir....


ML : Comment vous vous répartissez le travail ?

Olivier : Sur les films que je réalise, je suis aussi cadreur, monteur, un peu producteur, et pas mal d’autres fonctions qui, dans l’industrie cinématographique, correspondent à plusieurs postes... Aux Mutins, les réalisateurs vont aussi à La Poste, comme les autres. Sur notre dernier gros chantier, Brice a travaillé sur la recherche d’archives images, la négociation des droits. Laure a fait du son, de la recherche d’archives, la gestion de la production, … Elle prétend aussi qu’elle fait le ménage, mais ça ne se voit pas tellement (je profite qu’elle n’est pas là pour le dire). Désormais on se répartit la coordination des projets d’édition DVD et Brice coordonne l’édition VOD, qui est un gros chantier démarré depuis un an et qui s’étoffe de jour en jour avec des films souvent invisibles ailleurs.
Sur chaque projet, y compris quand ils sont menés de front (ce qui est le cas tout le temps en fait !), des équipes multi-casquettes se composent suivant les compétences acquises au fur et à mesure des expériences et les disponibilités du moment. On garde tous une certaine autonomie, mais on se montre beaucoup les travaux en cours. On apprend les uns des autres en avançant ensemble. Grâce à Brice je commence même à comprendre le droit anglo-saxon d’accès aux images d’archives, c’est dire !

Brice : La SCOP c’est aussi  une poignée d’intermittents qui interviennent à différents niveaux d’un projet, beaucoup à la fin, en graphisme et en post-production, où il faut généralement beaucoup de compétences très pointues.


ML : Quels sont vos rapports avec les chaînes télé ?


Brice : C’est… ambigu. On pourrait penser qu’on a fait le choix, depuis le début, de ne pas travailler avec les chaînes de télévision pour des raisons de "pureté éthique"… C’est pas vraiment ça : c’est plutôt que les chaînes ne prennent jamais nos films, donc on a appris à fonctionner sans la télé. Ce qui n’empêche pas qu’on fait le boulot et qu’on continue de leur proposer nos films, car c’est un gros handicap de ne pas avoir de diffuseur institutionnel pour les financer. Mais c’est vrai que ne pas travailler avec elles nous laisse du coup une entière liberté.


ML : Vous vous sentez mis sur la touche ?


Brice : On peut le dire comme ça. Mais on joue le jeu…

Olivier : Regarde le Chomsky, notre "film à succès" : 55 000 entrées en salle, et pas une diffusion télé à ce jour…  Ça étonne beaucoup les gens qui voient nos films. Mais c’est aux responsables des programmes des chaînes TV de s’expliquer sur cette anomalie, pas à nous. La plupart de nos films pourrait à l’évidence être diffusée à la télé (Chomsky & Cie ; Bernard, ni dieu ni chaussettes ; Howard Zinn, une histoire populaire américaine... ), et il arrive à Arte, pour ne citer qu’elle, de diffuser des programmes aussi "engagés". Mais ça fait dix ans qu’ils ne s’intéressent pas à nos films, quel que soit leur succès en salles ou à l’étranger.
Avant tout, il est fort possible qu’ils ne nous connaissent pas. Car les gens de télévision, en France, manquent souvent de curiosité pour le monde extérieur à leur petit milieu. Ils aiment rester entre eux et même se "reproduire" entre eux si j’ose dire. Sans doute que ça leur évite des emmerdements, c’est plus "pépère"...

Brice : La diffusion télé n’est pas une fin en soi : si le film passe une fois à deux heures du matin, bof… Ce qu’on vise, aux Mutins, c’est justement que les films soient vus le plus largement possible, par le plus de personnes possible. On veut rencontrer le public, et faire vivre le film au maximum, le plus longtemps possible. Alors on se déplace, on accompagne le film, on va dans les festivals, les salons comme le salon du livre libertaire... La fête de l’huma est notre grand rendez-vous de rentrée. Et surtout on va dans les salles de cinéma partout en France… Ensuite on édite le film en DVD, on essaie d’en faire un bel objet, accompagné d’un livre quand c’est possible, quelque chose de soigné, qui donne envie. Les libraires diffusent de plus en plus nos éditions. Enfin, à travers la plateforme, on offre la possibilité de voir aussi beaucoup de films en VOD.

Olivier : On distribue aussi une petite télécommande universelle qui permet d’éteindre toutes les TV… le TV-BE GONE… peut-être que c’est ça qui les agace... Va savoir !


ML : Et avec les institutionnels, le CNC, les fonds de soutien, etc… ?


Brice : C’est très difficile avant réalisation, mais ça l’est pour tout le monde. Par contre, l’absence de pré-achat de chaînes de télévisions ferme beaucoup de financements publics qui sont conditionnés à ça. Cependant, en France, le système du fonds de soutien automatique pour le cinéma, indexé sur les entrées faites en salle, est le meilleur système au monde pour soutenir le cinéma. Nous en bénéficions… à condition d’arriver à porter nos films en salles et de rencontrer le succès !
Après, il est possible qu’on soit considéré par la profession comme  "les rebelles". Il semble qu’on nous ait collé l’étiquette, en tout cas. Mais on n’intègre pas du tout cette donnée. On s’applique dans notre travail et on présente un travail sérieux qu’on peut juger sur pièce quand les films sont là.

Olivier : Par les thèmes qu’on aborde, on est souvent classés dans la catégorie "films militants". C’est une façon de marginaliser des films et des cinéastes, de les marquer au fer rouge, très rouge, et de les taxer d’amateurisme aussi, ce qui est très injuste car on travaille des années sur nos films, avec de très grands professionnels. Et on oublie aussi de remarquer que des chaînes comme TF1, BFM ou Canal+ (pour ne citer qu’elles) sont des militantes acharnées du néo-libéralisme et qu’elles sont bien plus radicales que nous.


ML : Du point de vue économique, vous êtes organisés comment ?

Olivier : On a une trésorerie bien sûr, qui assure le paiement des fournisseurs, des diffuseurs etc., mais le reste des bénéfices est immédiatement réinvesti dans les projets à venir. Un film comme Chomsky & Cie nous a permis de nous projeter sur trois ans, de soutenir, produire, éditer des films moins "porteurs". D’où la nécessité, une fois de temps en temps, de rencontrer le "succès".


ML : Vous fonctionnez aussi par souscription. Ça marche comment ?


Olivier : Il arrive qu’on lance une souscription qui permet la production d’un film, d’amorcer la pompe, voir même soutenir le projet jusqu’au bout. Sans cette souscription il n’y aurait tout simplement pas eu de film. Ça a été le cas pour Chomsky & Cie et pour Howard Zinn, une histoire populaire américaine qui est financé à 50% par la souscription.

Brice : La souscription a ses limites. On ne peut pas tout financer comme ça, demander sans cesse aux gens de participer à tout alors qu’ils sont de plus en plus sollicités. Quand on a commencé on était pratiquement les seuls dans le cinéma (avec Pierre Carles ou, bien avant, Paul Carpita), maintenant tout le monde en fait (pour les DVD mais aussi le CD, l’humanitaire, la presse…). Et ça devient un peu un truc de marketing chez certains qui n’en auraient même pas besoin…Pour eux le "crowdfunding", ça fait plus sérieux que "souscription", plus américain !


ML : En ce qui concerne les Mutins, ça fonctionne, ça "tient" comme ça, sur ce modèle économique ?


Brice : Il faut croire que oui. On va sur nos dix ans, tout de même !

Olivier : ça tient mais le contexte global n’est pas favorable ! On arrive à compenser par beaucoup de boulot à très peu de gens et beaucoup d’expérience. On fait moins d’erreurs. Si on en fait, ça nous fragilise et on rame fort pour redresser la barre. Mais avant tout, ce qui compte, c’est qu’on y trouve du plaisir à découvrir des choses et à les partager. Pour l’instant, on nous donne la chance de refaire un tour de manège. Donc, on continue.


ML : Parlons de la plateforme. Vous semblez espérer beaucoup de ce mode de partage. C’est l’avenir des Mutins ? Du cinéma, en général ?

Brice :
Je pense que le DVD, en tant que support, a encore un avenir. Les gens restent attachés à l’objet, surtout quand il est conçu comme un tout, avec un livre ou du matériel d’accompagnement. Mais la plateforme permet un accès supplémentaire, surtout dans le cas de films rares, invisibles ailleurs. On travaille à son développement, tout en privilégiant le contact direct, la rencontre avec le public, partout où c’est possible.


ML : En cette fin d’année, période propice aux vœux divers et aux bonnes résolutions, qu’est-ce qu’on peut souhaiter aux Mutins ?


Brice :
Que ça dure… On est bien comme on est, on est des artisans dont le travail est reconnu, même au-delà de la profession. On apporte notre pierre à l’édifice, voilà, on veut juste continuer de bosser comme ça.


ML : Des projets ?


Olivier : Notre grande fresque documentaire basée sur l’histoire populaire des États-Unis, d’Howard Zinn [note] , un film co-réalisé par Daniel Mermet et moi-même. Un énorme travail, mais qui s’inscrit bien dans notre projet éditorial : mettre à jour ce qui est généralement caché, parler de ce dont on ne parle pas, ouvrir le débat sur ce qui, le plus souvent, est tu. Et mettre à disposition des outils d’autodéfense !


ML : La sortie est prévue pour quand ?

Olivier : La première partie sortira en juin, au plus tard en septembre. Les souscripteurs pionniers vont le recevoir en DVD spécial dès janvier.

Brice : Il y a une telle matière qu’on a prévu trois longs métrages.

Olivier : Le premier est achevé, on va le sortir en salles, et on espère que ça permettra de terminer le second qui est déjà en montage. Quant au troisième… Mais depuis que Mermet s’est fait virer de la façon qu’on sait de France Inter, il est à fond sur le film. Il nous a aussi présenté un monteur son qui vient de la radio (Franck Haderer, réalisateur radio), qui a fait un travail extraordinaire et a vite intégré les contraintes du cinéma. On travaille comme ça aux Mutins : à la rencontre, au feeling, aux personnalités, aux énergies, qui s’agrègent. Ça nous donne une force finalement assez improbable autrement.
PAR : Fred
Groupe Saint-Ouen de la Fédération anarchiste
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