« L'Arche du Désert »

mis en ligne le 20 juillet 2006

Cinéma

Mohamed Chouikh

Monde libertaire : Comment vivez-vous cette horreur quotidienne en Algérie ?

Mohamed Chouikh : Nous sommes habitués. C'est dans les journaux, quotidiennement. La télévision ne montre rien, c'est ainsi. C'est devenu une règle. Nous en avions assez de voir des horreurs tous les jours. C'était de la folie, une erreur monumentale de la télévision algérienne, une erreur tactique. Les atrocités devenaient ainsi un spectacle, un spectacle quotidien. Par ce média qui pénètre dans tous les foyers, nous avions notre spectacle quotidien des horreurs. Ce sont les journaux, maintenant qui nous informent. On est confronté à une surdose d'informations.

M.L. : J'admire infiniment la manière dont ton film montre l'après-massacre, justement en ne montrant rien, mais en suggérant l'ampleur du massacre et le très grand nombre de morts.

M.C. : On attend probablement d'un réalisateur algérien qu'il se vautre dans l'hémoglobine. Je ne voulais en aucun cas en faire mon fond de commerce. D'autant plus que je l'ai dénoncé dans Youssef. J'ai essayé de suggérer, à travers une métaphore, ce qui est difficile de dire. J'espère que les gens se reconnaissent et trouvent un élément apaisant dans mon film.

M.L. : C'est la première fois que tu tournes dans le Sud ?

M.C. : Oui, pour moi, c'était une découverte incroyable. Je voulais aussi travailler sur les différences des couleurs de peau. Mais le soleil a anéanti tous mes efforts. À la fin du tournage, nous étions tous noirs. Le film est donc tourné entièrement en décors naturels. Je voulais obtenir un effet naturel, pas du tout créer une ambiance, et surtout ne pas faire un film en costumes. Nos habits, je veux dire, tous les habits, sont les habits des gens, distribués ou accordés en fonction des couleurs. Nous avons voulu éviter l'effet cher au cinéma arabe sans moyens. Parmi une centaine de figurants, on reconnaît tout de suite l'acteur. C'est lui qui porte l'habit neuf, propre, repassé. Toutes les couleurs, les drapeaux (les fanions) sont finalement des objets fétichisés par les gens. Ces fichus, on les met sur la tête, on danse avec, on les met autour des hanches, etc. Dans mon film, ils deviennent, par leur couleur, les attributs des deux clans qui s'opposent.

M.L. : Le seul objet «étranger» est donc l'Arche...

M.C. : En effet, c'est le seul objet que j'ai fait construire. J'ai apporté des dessins et je l'ai fait construire sur place. J'ai essayé de rester au plus près de mon histoire. Le désert, cette partie de l'Algérie est d'une telle beauté que je ne voulais surtout pas tomber dans le «beau», dans le coucher de soleil «beau à pleurer», etc. Je voulais modestement raconter mon histoire, montrer des systèmes d'irrigation d'eau qui sont d'une ingéniosité rare et dont tous les habitants de l'oasis profitent sans exception. Je voulais montrer quelle désolation signifie cette lutte intestine sur ce plan précis, dans un système où la distribution d'eau est capitale pour la population, pour la survie de l'oasis, dans la lutte contre l'avancée du désert.

Propos recueillis par Heike Hurst
Locarno, août 1997.