Pourquoi conjuguer le passé au présent ? Le syndicalisme révolutionnaire réactualisé

mis en ligne le 28 mai 2015
Le premier volume de la « Bibliothèque syndicale », collection créée par le Groupe anarchiste Salvador-Seguí (FA), est un petit ouvrage au format poche. Il donne à lire deux textes forts, écrits par deux personnalités du syndicalisme français. On aurait tort de considérer ces textes comme des témoignages surannés d'un passé révolu.
Le premier – L'ABC syndicaliste –, écrit par Georges Yvetot en 1906, souffrait de ne pas être réédité depuis longtemps. Ce militant, figure de la CGT et du syndicalisme révolutionnaire, explique là, étape par étape, de façon pédagogique et pratique, pourquoi et comment les travailleurs doivent et peuvent s'organiser à travers des syndicats. Yvetot détaille en quoi le travailleur isolé est une proie facile, que les patrons, eux, s'organisent sans états d'âme. La construction syndicale est mise en œuvre à partir de personnes qui se regroupent pour partager d'abord des préoccupations communes liées à leur sort dans le même métier. L'auteur n'hésite pas à avancer les carences ou les limites de l'organisation syndicale pour mieux prendre en compte les réserves que l'on peut avoir à s'y associer. Pour finir, il aborde les outils de la contestation sociale que sont les protestations de rue, les grèves, les pratiques d'action directe comme le boycottage, le sabotage...
Les plus cultivés d'entre nous ne doivent pas voir dans ce texte qu'une contribution historique dans un contexte où la CGT était révolutionnaire. Car ce texte dit aussi des choses qui nous parlent de 2015. Par exemple, Yvetot développe là des trésors de didactisme à nous expliquer l'intérêt de s'organiser. En son époque, il cherchait lui aussi à convaincre des masses de travailleurs à développer les alliances entre ouvriers pour mieux résister à l'exploitation. Oui, en 1906, le syndicalisme était confronté, comme nous en 2015, à une situation difficile et donc à la nécessité de s'organiser plus pour mieux faire face. Or, en ces temps, le prolétariat n'était pas toujours convaincu de tout cela ! Le syndicalisme en crise de nos jours a lui aussi à se confronter aux refus et aux oppositions des salariés, aux justifications (la peur, la répression, la bureaucratisation et la récupération des luttes...) pour rejeter l'outil syndical. Nous avons donc des enseignements à tirer des méthodes comme celles d'Yvetot qui purent convaincre nombre de leurs camarades d'infortune de s'unir et de lutter ensemble pour la dignité et la révolution sociale.
Le second texte de l'ouvrage est un classique pour bien des syndicalistes partisans de la révolution et de l'action directe. Connu bien au-delà de nos milieux depuis qu'il est paru, Le Sabotage d'Émile Pouget, publié en 1911, est à la fois un ouvrage historique, syndical, et pratique. Il établit les antériorités des pratiques de sabotage élaborées dans le monde du travail en réponse à des situations intolérables pour les producteurs. Il constitue un socle sur lequel on peut établir que le sabotage, depuis l'obstructionnisme (aujourd'hui on dirait « la grève du zèle ») jusqu'à la destruction de marchandises rendues indignes d'être vendues par la rapacité des commerçants ou fabricants qui trichent avec les normes ou la qualité, est une pratique syndicale courante et qui peut fort bien s'adapter à notre ère. D'ailleurs elle l'est, au gré des luttes contre un capitalisme mondialisé comme jamais et est une corde de plus à l'arc des pratiques de désobéissance civile.
On peut transposer cette épopée du syndicalisme à notre époque, et même, on le doit. Pouget explique dans son texte que la pratique du sabotage fut utilisée par des travailleurs qui étaient d'époques, de professions et de lieux très différents. Et que ces différents apports théoriques et pratiques, ainsi sédimentés, enrichirent les modalités de luttes d'action directe d'ici et d'ailleurs. Un usage en faveur de la globalisation des luttes, d'un partage des savoirs, de communications transversales... qui inspira le mouvement alter et antiglobalisation dans les années 1990. Pouget décrit comment l'internationalisme joua un rôle essentiel à une époque où les communications avaient des limites sérieuses. Nos aînés eux aussi étaient à l'écoute du monde des résistances et se réappropriaient les adaptations, les expérimentations, avec les échecs et les réussites... de leurs frères de malheur.
Pouget relève aussi les efforts importants qui furent accomplis, contre vents et marées, y compris au sein de la CGT, pour d'abord faire adopter cette tactique de l'action directe, puis pour la faire maintenir dans la culture syndicale contre les modérés. Cela nous rappelle très opportunément que sans efforts pour convaincre, hier comme aujourd'hui, ce que nous préconisons a peu de chances d'être entendu. Les victoires passées ont dû compter d'abord sur des gens de convictions, associés entre eux, et bénéficiant d'un rayonnement dans leurs organisations respectives.
En conclusion, cet ouvrage n'est pas seulement un salutaire rappel de textes classiques du syndicalisme révolutionnaire. Il est aussi une puissante source d'inspiration pour nous, aujourd'hui. Il nous permet de mettre en perspective les méthodes d'hier et les conditions de leurs mises en œuvre. Et donc de sortir de nos lamentations sur le manque de perspectives aujourd'hui au prétexte qu'« avant, c'était plus facile ». Plus facile ? Relisez Yvetot et Pouget !