« Bonjour, Monsieur Gauguin ! »

mis en ligne le 28 mai 2015
1776GauguinEn voiture pour la Suisse, pour Bâle exactement, non pas pour planquer des barres d'or fin, mais pour aller admirer ce qui est peut-être la dernière exposition Paul Gauguin à la Fondation Beyeler (Baselstrasse 101, Bâle-Riehen) et qui fermera ses portes le 28 juin 2015. De nos jours, les traders se convertissent en peintre d'art « comptant pour rien » comme l'horrible Jeff Koons (expo à Beaubourg), alors que Gauguin, agent de change riche, lui, laisse à 35 ans sa charge, femmes et enfants, pour se dédier à la peinture et se lancer à la recherche de paradis, qui sont inévitablement perdus, puisqu'ils n'existent pas, à l'image de ceux des religions monothéistes qui promettent l'eldorado à leurs fidèles s'ils s'agenouillent devant leur dieu.
Gauguin recherchera le secret de la vraie vie et du naturel à l'état brut, en parcourant tour à tour la Bretagne, considérée comme romantique à l'époque, puis à deux reprises la Polynésie, plus précisément à Tahiti de 1891 à 1893 et de 1895 à 1901 dans l'archipel des Marquises, sur l'île d'Hiva oa. Il fuit l'Europe sans état d'âme, puisqu'il confie à un ami en 1890 : « Une terrible époque se prépare en Europe pour la génération qui vient : le royaume de l'or. Tout est pourri et les hommes et les arts. Il faut se déchirer sans cesse. » Révolutionnaire Gauguin, bien sûr puisqu'il invente un nouveau style, « en volant » au passage les couleurs de Cézanne (dixit par lui-même) et en devenant un symboliste « idéiste » où la représentation traduit en fait un signe d'idée, concept assez mystérieux qui rend le peintre inclassable. En fait, il ne recherche pas une impression esthétique mais une expression nouvelle à l'aide d'un alphabet décoratif simplifié. C'est une révolte par rapport aux styles de l'époque. Il se détachera rapidement de l'impressionnisme. Gauguin est un alchimiste, fondeur de briques, qui crée une rupture radicale, même si les thèmes peints sont classiques (peintures religieuses, portraits, paysages). Sa fuite de l'Europe m'a toujours impressionné. Il avait pressenti l'horreur du monde marchand dans lequel nous vivons actuellement et qui n'est que l'expression oppressive des économies industrielles et financières, requins cannibales qui tuent l'humain. L'écrivain suédois August Strindberg sollicité pour une préface à un catalogue en 1895 le qualifie d'associable (lui-même en était un autre !) et écrit sur Gauguin : « Votre personnalité se complait dans l'antipathie qu'elle suscite, soucieuse de rester intacte. Et avec raison peut-être, car de l'instant où, approuvé et admiré, vous auriez des partisans, on vous rangerait, on vous classerait. » Opération réussie, Gauguin meurt seul, oublié, syphilitique et alcoolique, sans avoir connu le succès survenu deux ans après sa mort en 1905 (lors de l'expo organisée par le marchand Vollard), et surtout persuadé que sa démarche d'absolu avait été un échec... Enfant et collectionneur de timbres, lorsque je classai son tableau Le Cheval blanc dans la rubrique Polynésie française, je m'étais arrêté ému et pétri d'une grande sensation de liberté qui se dégageait de la toile, appelant à la découverte de nouveaux horizons. Quant à ses portraits de tahitiennes énigmatiques regardant au loin avec une expression mélancolique vide, qualifiées maintenant par des dissertations modernes de « poupées qu'on trousse », j'y voyais pour ma part un remarquable appel au métissage et au respect d'autres cultures, mises sur le même plan que des portraits de femmes européennes. Gauguin fut déçu, dès son arrivée à Tahiti : les missionnaires et les colonialistes avaient tout saccagé, vidant de sa substance la culture maorie, en renversant leurs totems et leurs tabous. L'écrivain Victor Segalen le décrit très bien dans son libre Les Immémoriaux. Arrivé trop tard pour rencontrer le peintre qui venait de mourir, il ne put qu'acheter certaines sculptures mises aux enchères, provenant du démantèlement de la case de Gauguin, sa Maison du jouir. Ce dernier était « un mendiant d'azur » tout droit sorti du poème de son ami Mallarmé, Le Guignon.
La Fondation Beyeler propose une expo chronologique d'une cinquantaine de magnifiques toiles provenant de treize pays (pas de dessins, ni de gravures), réunies après un travail de six ans. Sans oublier des sculptures de facture hautement personnelles, ni complètement polynésiennes, ni européennes. Gauguin découvrira avant beaucoup d'autres artistes, l'art brut de ces cultures lointaines, il influencera le Fauvisme en France et l'Expressionnisme en Allemagne. J'ai dit plus haut que c'était peut-être la dernière expo Gauguin, pourquoi ? Tout simplement parce qu'une œuvre : Nafea Faaipoipo (Quand te maries-tu ?), a été acheté par l'émir du Qatar, coup de théâtre pendant l'expo, pour la modique somme de 300 millions de dollars. Cette toile était prêtée par le collectionneur Rudolf Staechelin, mais comme il l'a dit lui-même : « Un prêt est un prêt et ce n'est finalement qu'un placement stérile, qui ne produit ni dividendes ni intérêts tant qu'il n'est pas revendu. » Tout est dit ! Nous rentrons dans le business de l'art marchand et ce prix astronomique fera augmenter considérablement le coût des assurances pour les tableaux, rendant presque impossible la concentration de toiles pour une expo publique. Comment ne pas penser à Van Gogh l'ami de Gauguin, qui ne vendit qu'une toile durant sa vie ! Les deux compères moururent pauvres et maintenant leurs toiles atteignent des prix faramineux, pour terminer parfois dans un coffre-fort pour le hollandais et peut-être dans un harem pour Gauguin ! Gauguin a voulu révéler par son synthétisme des vérités profondes au-delà du visible, et pour cela il voulut se ressourcer, se revivifier au contact des « sauvages, des primitifs ». Des êtres humains vrais. Ne disait-il pas : « J'emporte mes couleurs et mes pinceaux et je me retremperai loin de tous les hommes » ? Lui-même avec sa tête d'inca (il avait des origines péruviennes), inspiré par le panthéisme païen des sculptures délaissées dans la jungle, ne figure-t-il pas l'image d'un barbare sous les tropiques ? En 1897 il tente de mettre fin à ses jours en prenant de l'arsenic. Avant d'en terminer avec la vie, il peint une toile sublime et monumentale : D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? C'est finalement un tableau où la vie déborde avec puissance, une arcadie, une harmonie et peut-être son testament pictural. Gauguin épuisé et ravagé par l'alcool, ressemble à un vieux faune solitaire et décrépi, il réussit pourtant à peindre des chefs d'œuvres comme Contes barbares, composition énigmatique qui semble invoquer la mort qui rôde, mais aussi Cavaliers sur la plage qui font s'opposer la vie toujours vivace avec des êtres démoniaques figurant des revenants.
À la fin de sa vie, il prend la défense du peuple maori. Héritier d'une famille de journalistes polémistes (sa grand-mère Flora Tristan était une redoutable lutteuse féministe) Gauguin collabore à une feuille frondeuse Les Guêpes, puis crée son propre journal satirique Le Sourire, dont il est l'unique rédacteur-illustrateur.
Il est en butte à l'administration coloniale et à l'Eglise. Il est condamné « pour offense au gouverneur » à une amende et à une peine de prison. Il se sauve en mourant à 54 ans le 8 mai 1903 et est enterré dans le petit cimetière de l'île, à ses côtés plus tard, viendra le rejoindre un autre cueilleur d'étoiles, Jacques Brel. Gauguin a voulu finalement peindre l'utopie, il ne pouvait donc que se casser les dents sur la formidable réalité de la fausse vie. Il réussira à créer dans ses toiles l'enchantement du désir et de l'érotisme, baignant dans une atmosphère mystérieuse et poétique.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


scoccia

le 24 août 2015
deux remarques : le prix exorbitant de l'entrée à la fondation qui reflète déjà le coût énorme que représente l'organisation d'une telle exposition (qui se fait dans une fondation privée et non dans un musée public)

l'attitude de Gauguin avec les "femmes de sa vie" : assez détestable...

sinon effectivement belle exposition