Les Russies inconnues

mis en ligne le 18 décembre 2014
Vétché, mir et soviet
Alexandre Skirda a fait connaître les espaces de liberté ouverts aux débuts de la Révolution russe, à Cronstadt ou en Ukraine avec le cosaque anarchiste Nestor Makhno. Il vient de sortir un livre essentiel sur l’Histoire des Russies inconnues, synthèse de travaux issus de sources originales. Il y montre ce que tsaristes et bolcheviks ont occulté : dès l’origine existaient des institutions de démocratie directe, le vétché en zone urbaine, le mir en zone rurale, qui ont résisté pendant des siècles aux pouvoirs successifs, princes Varègues, khans mongols, tsars, avant de resurgir avec les soviets.

Le vétché et les princes Varègues
Au IXe siècle, la Slavie orientale est une confédération de tribus et de cités. Dans ces dernières existe un système de démocratie directe, fondé sur le vétché (« véchtchats » = « parler »). C’est une assemblée populaire se réunissant sur la grande place (« kremlin ») où tout se décide à l’unanimité ou à une très forte majorité. Chacun peut la convoquer, s’y exprimer librement. On y élit et révoque les fonctionnaires municipaux. En cas d’attaque, des milices communales se forment. Ce type de fonctionnement se retrouve au niveau du quartier, de la profession. Tout a été effacé de l’Histoire sous le prétexte qu’un pays sans État et sans religion monothéiste ne peut qu’être « arriéré ». Mais cette zone est sur le trajet de pillards venus des steppes de l’Asie centrale. Les milices communales sont souvent insuffisantes pour les contenir, et beaucoup de cités acceptent l’aide de mercenaires scandinaves, les Varègues, qui descendent les fleuves à bord de leurs bateaux. Ils ont donné leur nom à cette région, la Rouss (« Ruotsi » = « rameurs »). Ils sont rémunérés en argent, et leur chef de guerre, le prince, est choisi, et révocable, par le vétché.

Église, khans mongols et khans blancs
Dans ce pays païen, la christianisation de la Rouss débute avec Vladimir, prince de Kiev, qui se fit baptiser en 988 par l’Église byzantine, inaugurant l’alliance des pouvoirs temporel et spirituel. Celle-ci obtient la dîme (10 % des revenus), qui lui permettra de construire monastères, églises et d’installer un clergé grec ou bulgare. Le pouvoir des princes ainsi renforcé conduit à des luttes fratricides entre cités, amenant destructions, pillages et esclavage. Le remplacement des milices communales par des contingents armés permanents entraîne le déclin du vétché, mais aussi facilite l’envahissement des nomades mongols de Gengis Khan, « Le maître du monde ». Les princes russes, notamment celui de Moscou, vont beaucoup apprendre du « despotisme asiatique », et les tsars, les « khans blancs », vont succéder aux khans mongols. Au nom du service de l’État, les paysans deviennent des serfs dépendant de leurs maîtres. Dans ce césaro-papisme, l’Église, qui possède un tiers des terres, édicte les « bonnes » règles de conduite : « Crains le tsar et sers-le avec fidélité, prie Dieu pour lui, obéis-lui en tout », et la « bonne » éducation pour les enfants : « Si tu aimes ton fils, donne-lui des coups souvent. Ne lui donne pas de liberté dans sa jeunesse, mais brise-lui le cœur pendant qu’il grandit car, s’il ne s’endurcit, il n’obéira pas. »

Le mir et l’obchtvhina (possession collective de la terre)
Le mir (assemblée) est le pendant économique et social du vétché : décisions prises à l’unanimité ou à une très forte majorité, responsables élus et révocables. Les lots de terres cultivables, égaux en qualité et en quantité, sont répartis collectivement entre chaque foyer, qui n’est donc que l’usufruitier de cette possession collective. Prairies et forêts sont utilisées en commun. Mais, après l’abolition du servage (1861), le pouvoir tsariste laisse la moitié des terres, les plus fertiles, au seigneur et leur paie l’autre moitié pour les paysans, qui doivent rembourser cette somme en 49 annuités. Les lots pouvant être revendus, la propriété individuelle commence à apparaître, d’autant que les paysans manquent de terres pour survivre. Des fonctionnaires sont envoyés dans les communes rurales : « La Russie officielle, le monde des tchinovniks, serviteurs de l’État, de la soldatesque, des policiers, n’est qu’une horde de conquérants étrangers qui se sont abattus sur le pays » (Stepniak, La Russie sous les tsars, 1887). À la veille de 1917, 86 % de la population est rurale, les quatre cinquième des foyers y sont collectifs. Jusqu’en 1918 une démocratie paysanne se répand dans toute la Russie. Mais, pour les bolcheviks, la civilisation paysanne n’était que barbarie, le mir un obstacle à leur pouvoir. Lénine et ses successeurs engageront une guerre à mort contre des millions de paysans : exterminations, déportations, famines organisées, collectivisations forcées.
En anéantissant la commune rurale, le régime bolchevik réussira là où avait échoué l’autocratie tsariste.

Élan noir