L’AIT et la rupture avec le bakouninisme

mis en ligne le 11 décembre 2014
En août 2012 a eu lieu une rencontre internationale à Saint-Imier, en Suisse, pour célébrer le 140e anniversaire du congrès de Saint-Imier qui a scellé la rupture avec une Association internationale des travailleurs que Marx, Engels et leurs amis avaient vidée de leur substance, et la naissance de l’Internationale dite « auti-autoritaire ». Le texte qui suit est le début d’un ouvrage que René Berthier a écrit pour la circonstance, et qui est destiné à rendre compte de cette partie de l’histoire du mouvement ouvrier international qui a trop longtemps été passée sous silence.
Nous ne pouvons encore affirmer que l’ensemble du document passera sous forme de « feuilleton » dans Le Monde libertaire : nous n’en livrons ici que le début. Mais les lecteurs du journal peuvent tenter leur chance en allant sur le site de l’organisation de la rencontre : le « feuilleton » a des chances de s’y trouver prochainement.
On verra ainsi que l’Internationale « anti-autoritaire » n’est pas une nouvelle internationale : le congrès de Saint-Imier ne fait que reprendre la suite de la numération des congrès précédents. C’est donc la même organisation. Ce ne sont pas les « anti-autoritaires » qui ont scissionné : c’est la bureaucratie dirigeante de l’AIT qui s’est autodissoute suite à la dénonciation unanime de toutes les fédérations de l’Internationale des décisions du congrès de La Haye tenu en septembre 1872.
On apprendra que la tentative faite par les scissionnistes Marx et Engels de récupérer la direction de l’Internationale échoua de manière si magistrale qu’ils n’en publièrent même pas le compte rendu.
On apprendra que, malgré la propagande marxiste, il n’y eut jamais de fédération allemande de l’AIT, et que, de l’aveu même du journal social-démocrate allemand, aucune cotisation ne fut famais versée. On apprendra que, malgré les manœuvres bureaucratiques des dirigeants socialistes allemands contre Bakounine, James Guillaume et les anti-autoritaires, ces derniers tentèrent à plusieurs reprises d’opérer des rapprochements avec les socialistes allemands – tentatives que les dirigeants allemands traitèrent par le mépris.
C’est donc à une « contre-histoire » de l’AIT que nous aurons affaire, une histoire qui va à contre-courant de tout ce qui a pu circuler jusqu’à présent, et que malheureusement les libertaires eux-mêmes ont parfois « avalée ».
Mais on verra aussi que le travail de René Berthier est, également, dénué de complaisance envers le mouvement libertaire lui-même… En montrant, par exemple, que, l’AIT anti-autoritaire ayant rompu avec les principes du bakouninisme, elle a peut-être précipité sa perte.
La question de l’organisation du mouvement ouvrier s’est cristallisée dans ce qu’on a appelé le « débat » Marx-Bakounine, qui n’a jamais été un débat, en tout cas pas au sens où deux adversaires exposent loyalement leurs positions de manière contradictoire. Le « débat » Bakounine-Marx s’est soldé ainsi : Bakounine, James Guillaume, la Fédération jurassienne puis la presque-totalité du mouvement ouvrier organisé de l’époque ont été exclus de l’Association internationale des travailleurs par Marx, Engels et leurs amis à la suite de manœuvres bureaucratiques qui sont un modèle du genre.
Selon Georges Haupt, le refus de Marx d’engager le débat doctrinal avec Bakounine « est avant tout d’ordre tactique. Tout l’effort de Marx tend en effet à minimiser Bakounine, à dénier toute consistance théorique à son rival. Il refuse de reconnaître le système de pensée de Bakounine, non parce qu’il dénie sa consistance, comme il l’affirme péremptoirement, mais parce que Marx cherche ainsi à le discréditer et à le réduire aux dimensions de chef de secte et de conspirateur de type ancien 1 ». Les discours hagiographiques et dogmatiques des théoriciens marxistes et de ceux qui les répètent par cœur, sur les « glorieux dirigeants du prolétariat international », ont efficacement masqué la réalité. Une fois connue la réalité dans sa crudité, les théorisations qui en ont été faites apparaissent pour ce qu’elles sont : des impostures.
La confrontation entre bakouninistes et marxistes dans l’Internationale prit, on l’oublie parfois, un caractère « institutionnel » à travers des interprétations divergentes des statuts. Ceux-ci affirment que « l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ». Une telle rédaction convient tout à fait aux bakouniniens, mais pas à Marx, qui a pourtant rédigé le texte. Pendant les années qui vont suivre la création de l’Internationale, les bakouniniens vont s’accrocher à cette formulation, que Marx de son côté va tenter de modifier.
Certes, l’« Adresse inaugurale », rédigée également par Marx, affirme que « la conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière » ; mais ce document n’a fait l’objet d’aucun vote. Pourtant, les marxistes vont considérer comme acquise la question de la conquête du pouvoir. L’« Adresse inaugurale » aura pour eux valeur statutaire alors même qu’elle n’est perçue par les militants de l’époque que comme étant l’expression du point de vue de son auteur.



1. Georges Haupt, Bakounine, combats et débats, Institut d’études slaves, 1979.