Mutuellistes et collectivistes dans l’AIT

mis en ligne le 11 décembre 2014
1758AITL’Association internationale des travailleurs (AIT), fondée en 1864, est traversée par des courants trade-unioniste, coopérativiste, mutuelliste et se trouvait sous l’influence de diverses écoles socialistes. La section française était mutuelliste et Claude Harmel écrit dans son Histoire de l’anarchie que « l’inspiration proudhonienne est évidente, et qui se rattache logiquement à un anarchisme latent, qui en est l’expression peut-être essentielle ». Mais, cette influence n’est pas directement déduite d’une lecture et d’une étude attentive des œuvres anarchistes, mais d’une pratique ouvrière où Proudhon avait lui-même puisé son inspiration. L’influence proudhonienne fut plutôt indirecte.
On pourra toujours discuter à propos des « proudhoniens » puisque Proudhon avait lui-même récusé ce terme, mais il avait aussi, à partir de 1862, tenté de rassembler un « parti » fédéraliste abstentionniste. Après sa mort, en janvier 1865, des socialistes radicaux reprenaient le flambeau anarchiste et diffusaient ses thèmes dans les journaux révolutionnaires de la capitale. On pourrait citer Rive gauche de Charles Longuet qui paru le 22 janvier 1865 encadré de noir en annonçant la mort du maître en ces termes : « Nous regardons cette perte comme un malheur public et c’est pour nous comme un deuil de famille » ; Le Courrier français, fondé par Auguste Vermorel et dont Lefrançais dira : « Un journal vivant et dont les allures rappellent parfois les beaux jours de La Voix du Peuple de Proudhon » ; La Rue, créé en 1867 ; Le Peuple en 1869, quotidien qui reprenait le titre même de Proudhon ; et Le Réfractaire, tous trois créés par Jules Vallès ; L’Almanach du socialisme fédéraliste en 1869, rédigé par un ami et ancien collaborateur de Proudhon, Georges Duchène, avec Chemale, Pierre Denis, Robert Luzarche et Ernest Moulle. L’influence de ce socialisme proudhonien sur les travailleurs est loin d’être négligeable et Édouard Dolleans le souligne dans son Histoire du mouvement ouvrier : « Les membres de la première commission de l’Internationale parisienne sont en relations suivies avec les étudiants du quartier Latin. » En effet, Vermorel avait ouvert en 1866 les colonnes de son journal à l’AIT qui n’avait pas d’organe de presse. Jules Andrieu animait des cours d’enseignement que fréquentaient notamment Tolain et Varlin, les futurs chefs de file des deux grands courants de la section française de l’Internationale.
Jean-Louis Puech écrit dans Le Proudhonisme dans l’Internationale qu’après les congrès de Bruxelles et de Bâle, « c’est bien l’histoire d’une autre doctrine qu’il faut étudier : celle du proudhonisme dans l’Internationale est terminée », car il limite son étude au premier comité de la section française, dite des Gravilliers (de l’adresse du premier bureau parisien de l’AIT, 44, rue des Gravilliers). Claude Harmel reprendra cette idée dans son Histoire de l’anarchie, et les historiens marxistes s’empressèrent de confirmer la fin du proudhonisme dans l’Internationale. Or, le proudhonisme ne saurait se limiter au seul mutuellisme ouvrier des Tolain, Fribourg et Limousin, qui défendaient une position ouvriériste et non spécifiquement proudhonienne. Proudhon n’avait pas ménagé ses critiques au mutuellisme « récemment inauguré par les soixante » et avait écrit à ce propos : « Il y a mutualité et mutualité. » Il se déclarait lui-même fédéraliste et non mutuelliste. Vouloir identifier le proudhonisme au mutuellisme ouvrier et vouloir attacher presque exclusivement l’individualisme de Tolain à la théorie proudhonienne est donc trompeur, surtout que les Gravilliers évoluaient avec ce socialisme fédéraliste que diffusaient les proudhoniens.
Les questions particulières comme l’éducation, l’émancipation des femmes, l’idée de la famille et des grèves doivent être relativisées car elles n’avaient pas l’importance déterminante que l’on voudrait leur accorder aujourd’hui. Il n’y a pas de division bien tranchée entre mutuellistes et collectivistes sur ces questions. « Varlin, écrit Paule Lejeune, s’éloigne de la mentalité proudhonienne dans un autre domaine, celui de la grève. » Or, Proudhon avait admis sa nécessité tout en condamnant son principe revendicatif. Tolain affirmait à Lausanne en 1867 : « La grève est une arme nécessaire quelquefois, mais jamais juste », et Varlin déclarait en 1868 : « L’Association internationale n’admet pas la grève en principe ; elle croit que c’est un moyen anti-économique. » Une évolution certaine des pratiques ouvrières menait à une conception nouvelle, dont la grève générale sera plus tard l’aboutissement. Il faut donc se garder de voir dans ces positions, souvent nuancées et en pleine évolution, de profondes lignes de séparation, comme l’ont fait les historiens soviétiques en distinguant des proudhoniens de droite et de gauche !

Du mutuellisme au collectivisme
Le collectivisme ne se substituait pas au principe mutualiste, mais au mutuellisme « étroit » de certains militants revendiquant un « mutuellisme à la lyonnaise », dont Jean Bancal a très justement rappelé qu’il était « vigoureusement dénoncé par Proudhon ». Une très nette déclaration de Bakounine, en janvier 1872, ne laisse planer aucun doute : « Si Tolain, le principal orateur des mutuellistes français dans ces deux congrès [Bruxelles et Bâle], fut exclu plus tard, et notamment en avril 1871, de la Fédération internationale de Paris, ce ne fut pas du tout comme mutualiste, mais comme traître envers cette loi et cet engagement mutuel de solidarité pratique qui est le principe suprême de l’Internationale. » Dans La Capacité politique, Proudhon écrit : « Ce que j’ai nommé, l’un des premiers, force de collectivité, est aussi une force économique », et détachait l’association mutuelliste des vues étroites du coopératisme 1. Ainsi, en 1868, le mutuelliste Alfred Briosne manifestait cette tendance dans les réunions publiques, César De Paepe s’en fera l’un des premiers théoriciens au congrès AIT de Bruxelles, Bakounine soutiendra cette doctrine, en concurrence directe avec le communisme, au congrès de la Ligue de la paix et de la liberté à Berne, et James Guillaume en revendiquait la paternité au nom de la Fédération jurassienne. Bakounine avait souligné cette évolution dans un exposé sommaire qu’il consacra à l’Internationale en Belgique, où il reconnaissait que le communisme français était une « forme primitive et inachevée du socialisme révolutionnaire ». L’historien de la Commune Albert Ollivier reconnaît que « ce collectivisme cependant ne se pose pas en contradiction absolue avec le proudhonisme. Il conserve le mutuellisme, qu’il prétend organiser plus largement et rationnellement ».
Le congrès de Bruxelles en 1868 marquait une nette victoire du proudhonisme dans l’AIT et Bakounine s’en fera, dès lors, le propagandiste acharné. Il reprendra ainsi, à son compte, l’idée du congrès, « qui a proclamé la propriété collective du sol et le crédit gratuit, c’est-à-dire la propriété collective du capital, comme conditions absolument nécessaires de l’émancipation du travail et des travailleurs ». En soutenant l’idée collectiviste, il évoquait Proudhon : « L’esprit du plus grand génie de la Terre n’est-il point toujours rien que le produit du travail collectif, intellectuel aussi bien qu’industriel, de toutes les générations passées et présentes ? […] Vous seriez bien embarrassés s’il vous fallait établir le taux des produits intellectuels du génie. Ce sont, comme Proudhon l’a fort bien observé, des valeurs incommensurables. » Et, c’est en effet Proudhon qui écrivait, dès 1840, dans Qu’est-ce que la propriété ? : « Tout capital, soit matériel soit intellectuel, étant une œuvre collective, forme par conséquent une propriété collective. » Au congrès de Bâle en 1869, c’est le collectivisme anarchiste qui triomphait dans l’Internationale. À la quatrième question, relative aux sociétés de résistance, la commission préconisait l’organisation fédérative des communes et des corporations dans un esprit purement anarchiste : « Le gouvernement est remplacé par les conseils de corps de métiers réunis, et par un comité de leurs délégués respectifs, réglant les rapports du travail qui remplaceront la politique. » Collectivistes et mutuellistes étaient sur ce point du même avis. C’est même un mutuelliste, Jean-Louis Pindy, qui sera le rapporteur d’une idée qu’il avait partagée avec Eugène Hins, devenu collectiviste, et qui reprenait le projet de Proudhon d’une double fédération.

Le collectivisme anarchiste
En écrivant, à la demande de Ross, une étude sur Proudhon, Marx et le collectivisme, James Guillaume révélait la dimension proudhonienne du collectivisme anarchiste. L’ouvrage fut publié à Londres en 1874, et s’intitulait L’Anarchie selon Proudhon. Extrêmement rare – « le seul exemplaire que nous connaissons, écrit Lehning, se trouve au British Museum » –, nous citerons le texte d’après l’avant-propos qu’a publié Arthur Lehning dans l’introduction du volume VI des archives Bakounine, car ce dernier fut, selon l’historien, l’auteur probable de cette introduction. Ce texte nous renseigne sur le rapport de Bakounine à la pensée proudhonienne et met aussi en évidence les malentendus qu’il entretenait avec celle-ci. Contre les pseudo-proudhoniens bourgeois, Bakounine entendait continuer l’anarchie, et seulement l’anarchie, qui constituait « l’essentiel de ses conceptions théoriques » en se gardant des « bizarreries de Proudhon ». « Nous nous bornerons, écrivait-il, à ne commenter que la partie des théories de Proudhon qui, reprises dans le programme de l’Association internationale des travailleurs, sont entrées dans la vie sociale. » Son commentaire est alors précieux, notamment pour l’historien des idées : « Proudhon, poursuit Bakounine, par aversion pour le communisme autoritaire, en était venu, d’une part, à conserver la propriété individuelle, mais en même temps, il avait conscience de l’inconvénient de ce mode et il pressentait la nécessité et la possibilité d’une telle organisation qui, tout en ne versant pas dans le communisme autoritaire, c’est-à-dire dans la propriété étatique, abolirait néanmoins la propriété individuelle. Cette organisation, dont nous trouvons ainsi la première expression dans les contradictions mêmes de Proudhon, où elle apparaît comme un concept erroné et instinctif, c’est le collectivisme. » Cette nette reconnaissance du collectivisme proudhonien est d’une importance considérable, non pas vraiment du point de vue théorique, car l’analyse de Bakounine demeure superficielle, mais par la formidable reconnaissance de la lignée proudhonienne qui contredit ceux qui prétendent avoir constaté la fin du proudhonisme dans l’Internationale. Bakounine reconnaît même que « Proudhon n’a pas entièrement répudié la forme révolutionnaire de l’action », alors qu’il ne tient pas compte du retour révolutionnaire de Proudhon en 1862-1863, son engagement abstentionniste et sa théorie de l’« autogestion » ouvrière. James Guillaume soutiendra cette expression du collectivisme anarchiste, notamment en faisant face aux marxistes, lors du fameux congrès de La Haye en 1872. Le Jurassien exposait avec clarté et conviction sa position : « La qualification d’abstentionniste, dont on nous gratifie trop volontiers, est vraiment inexacte. Nous sommes, non pas abstentionnistes, mais partisans d’une politique particulière, la politique négative, celle du prolétariat, qui doit aboutir à la destruction de la politique bourgeoise. Nous ne voulons pas agir en commun avec la bourgeoisie ; en cela consiste notre politique ouvrière qui sape, par notre seul retrait, tout l’édifice bourgeois. […] Étant fédéralistes, nous repoussons cette conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, nous contentant, ce qui nous semble plus fécond, de pratiquer cette abstention préconisée par Proudhon, dont certains membres du Conseil général ont été autrefois partisans. » Cette dernière remarque visait Charles Longuet, qui se défendra avec une mauvaise foi évidente, mais que l’on peut comprendre au regard de sa nouvelle situation familiale, puisqu’il était devenu le gendre de Karl Marx.
Le conflit qui avait pris dans l’Internationale la forme personnalisée de la relation Marx-Bakounine avait son origine dans les luttes sociales et antipolitiques que l’anarchisme proudhonien avait portées jusque dans la Commune de Paris. Guillaume, traçant les deux voies prises par ce mouvement, donnait dans un excellent article du Bulletin de la Fédération jurassienne cette intéressante explication. Il faut « considérer le socialisme autoritaire et le socialisme anarchiste, non pas comme deux frères ennemis, mais comme deux phases successives de l’idée socialiste. Pour nous, socialistes révolutionnaires, ralliés autour du drapeau de la Commune, nous ne sommes plus jacobins […]. L’idée antigouvernementale, anti-autoritaire, a fait son chemin en France et dans les pays où les traditions historiques sont identiques, en Belgique, en Espagne, en Italie, dans la Suisse française. Elle a remplacé l’ancien dogme jacobin du gouvernement populaire, et elle s’est affirmée d’une manière éclatante par la révolution du 18 mars 1871 ».
La prétention marxiste d’avoir éliminé les proudhoniens de l’Internationale est, à cet égard, une pure escroquerie politique. Max Nettlau avait, quant à lui, souligné « la synthèse du collectivisme et du mutuellisme qui s’élaborait au sein de l’Internationale », et quand Jacques Langlois s’emploie à réactualiser la pensée proudhonienne, nous redécouvrons toute la complexité et la pertinence de ces théories mutuellistes-collectivistes où « le politique y correspond aux fonctions de relation et non de domination ».

Claude Fréjaville








1. Voir Jacques Bouché-Mulet, Le Mouvement coopératif et mutuelliste sous le Second Empire, Cahier de l’Atelier Proudhon, EHESS, 1993.