Marcel Duchamp, l’anartiste

mis en ligne le 23 octobre 2014
1753DuchampLe musée Beaubourg à Paris organise une expo : « Duchamp, la peinture même » jusqu’au 5 janvier 2015. Alors Duchamp l’inclassable, éternel indépendant récupéré par les galeristes, tripatouilleurs du marché de l’art et autres commissaires d’exposition… Pas sûr, car sa démarche se situe « en dehors » du business marchand, toujours en fidèle dadaïste jusqu’au bout de son non-engagement comme artiste patenté et estampillé. Il est un anartiste, un non-artiste ou un artiste anar… Né en 1887 en Normandie dans une famille bourgeoise (son père est un notaire, mais aux idées généreuses) il aura deux frères, artistes comme lui : Jacques Villon, peintre, et Raymond Duchamp Villon, sculpteur.
À la suite de ses frères et chez eux il mènera une vie de bohème à Montmartre et sera même dessinateur pour revues humoristiques. Il apprendra la gravure et l’imprimerie dans l’atelier de son grand-père. Passionné d’échecs, sa vie sera une immense partie avec le hasard et contre le conformisme. Il disait : « Tous les artistes ne savent pas jouer aux échecs, mais tous les joueurs d’échecs sont des artistes. »
Il décide de ne pas faire d’études et rate son entrée aux Beaux-Arts. Qu’importe, il devient peintre et il sera d’abord attiré par l’impressionnisme de Monet et rapidement par le fauvisme inspiré par Matisse, puis influencé par Cézanne et finalement vers 1911 par le cubisme. Il traversera tous ses ismes en météore mais en virtuose, remettant à chaque fois l’académisme du mouvement en question. Il dynamite le cubisme en désarticulant sa systématisation, car ce n’était au début qu’une expérimentation picturale.
Ses propres frères demandent qu’il retire sa toile « Nu descendant un escalier 2 » du Salon des indépendant à Paris. Elle fera scandale à New York et le fera connaître. Il y avait introduit un mouvement qui était un détournement du cubisme primitif. Apollinaire disait qu’« il allait réconcilier l’Art et le peuple ». Rien n’est moins sûr ! Car sa démarche est individualiste. C’était un inoxydable iconoclaste grand lecteur de Max Stirner et de Nietzsche, de Mallarmé et de Rimbaud. Il était passionné par les maths, la philosophie et la poésie.
Il récidive avec une toile appelée « Mariée II » qu’on qualifie « d’explosion dans une fabrique de tuiles ». Il s’attaque aux normes et refuse de se soumettre à leur diktat. André Breton dira de lui : « C’est l’homme le plus intelligent du monde. »
Il fera parfois un bout de chemin avec les surréalistes, mais il n’aimera pas leur marxisme. Il détestait les dogmes. C’était un agitateur, un provocateur mais d’une manière fort zen. Il révolutionnera la vision de l’art avec ses ready-mades, ces créations qui l’amusaient… Duchamp aimait jouer. Le plus connu de ses « objets déjà faits » est le célèbre pissoir baptisé : « Fontaine » et qui est un urinoir qui provoqua un immense scandale au début. Le fait de le choisir et de le signer change l’objet de sa fonction première et en même temps sa présence insolite interroge le regardeur, le spectateur. L’objet choisi n’est pas une œuvre d’art mais un choix mental, le mercantilisme des musées provoqua sa duplication.
Spectaculaire marchand des expositions spectacles oblige. De même qu’il rapportera une bouteille vide à ses amis de New York avec une étiquette collée dessus : « Air de Paris ». Sa vie se passera à faire la navette entre les USA et la France, pour se ressourcer, pour éviter les guerres ou le patriotisme furieux. Il était pacifiste. Ce dandy avait aussi horreur des répétitions dans le quotidien. Bien qu’il côtoyât des personnalités célèbres, il ne roulait pas sur l’or.
En 1921 il décide de changer de sexe et d’identité et se fait appeler Rrose Sélavy (Eros c’est la vie) et pose pour l’objectif de Man Ray. Il rend La Joconde féministe et libérée en lui collant moustache et bouc sur une reproduction et en y ajoutant une légende : L.H.O.O.Q. (elle a chaud au cul). Encore un détournement… d’œuvre d’art ! Il sera fasciné par l’érotisme et le corps féminin. Il inventera un tas d’objets insolites et fera aussi du cinéma et jouera dans Entracte de René Clair avec Picabia (son ami), musique d’Erik Satie. Il créera des disques de contrepèterie pour son Anemic cinéma. « Esquivons les ecchymoses des esquimaux aux mots exquis ». Depuis 1923 il décide de ne plus être un artiste peintre. Et pourtant il ne cessera jamais de créer. Il travaillera fort peu (appliquant avant la lettre le « Ne travaillez jamais » de l’Internationale situationniste), sauf sur lui-même et il sera en perpétuelle évolution, avant-gardiste de talent influençant maints artistes par sa grande communication d’un nouveau langage. C’est un des pères de l’art moderne, contemporain et conceptuel. Il disait : « L’art est une escroquerie, un mirage. »
D’aucuns l’ont traité de fumiste, de branleur et ont qualifié ses fameux ready-mades d’articles de quincaillerie paresseuse. Je pense que sa provocation causait beaucoup d’interrogations et c’est le rôle de l’art de déranger. À sa mort on découvrit son grand œuvre dit le « Grand Verre » ou « La mariée mise à nue par ses célibataires, même ». Il était inachevé, puis fut cassé et restauré par Duchamp lui-même. Il avait un sens aigu des titres évocateurs et beaucoup d’humour.
Pour ma part j’y vois une démarche proche des artistes de la Renaissance, pétri de spiritualité et d’alchimie, une Notre-Dame des désirs. L’expo est très complète, elle montre la chronologie de ses tableaux en parallèle avec les artistes qui l’ont influencé. Elle présente même ses œuvres-valises et son musée portatif. Il aura mené une vie de libertaire individualiste qui aura su faire de sa vie une œuvre d’art et aura libéré l’artiste du mécénat. Marcel Duchamp aura été un ready-made vivant, un sourire intérieur. Je terminerai sur le film d’Andy Warhol qui immortalise un Duchamp muet mais qui nous cligne de l’œil et semble vouloir nous avertir : « Vive l’individu et à bas les fourmilières étouffantes ! » Duchamp meurt à Paris en 1968. Toujours novateur et cynique, il fait inscrire comme épitaphe sur sa tombe en Normandie : « Et d’ailleurs c’est toujours les autres qui meurent. » Allez voir l’anartiste. « Duchamp la peinture, même » et si c’était la peinture m’aime…