Contingence, dislocation et liberté : Ernesto Laclau était-il anarchiste ?

mis en ligne le 9 octobre 2014
1751LaclauLe décès du théoricien argentin Ernesto Laclau le 13 avril 2014, à l’âge de 78 ans, n’a pas provoqué beaucoup d’émoi en France, où son œuvre n’a jamais été beaucoup lue et encore moins célébrée. Les milieux d’extrême gauche, notamment, ne se sont que rarement faits l’écho de ses travaux, dont la traduction est demeurée éparse et plutôt confidentielle. Ce désintérêt est assez paradoxal puisque Laclau était l’héritier de la philosophie française des années 1970, particulièrement celle de Derrida, Lacan et Foucault. Et c’est d’autant plus regrettable que cet auteur, depuis la publication en 1985 avec Chantal Mouffe de son ouvrage le plus connu, Hégémonie et stratégie socialiste 1, a beaucoup apporté à la pensée contestataire contemporaine.
Son œuvre propose en effet une réflexion stimulante sur le fonctionnement des luttes sociales et politiques. Surtout, elle mérite l’attention des anarchistes tant elle semble, sur certains points, en accord avec leurs idées. Ce n’est pas un hasard si cet intellectuel a récemment inspiré un courant dit « post-anarchiste », distinct de son équivalent français (incarné par Michel Onfray) et proposant de reformuler la perspective libertaire pour l’époque actuelle 2. Il n’est donc pas inutile de faire un tour d’horizon des concepts d’un auteur qui, malgré son inspiration gramsciste, semble souvent plus se situer dans la continuité de Stirner ou Reclus que de Marx.

Une vision de la lutte des classes
Un premier aspect clé de la pensée de Laclau est la façon dont il renforce et élargit la portée de la lutte des classes à partir d’une position anti-essentialiste. Ce terme renvoie au rejet des entités et phénomènes supposés présider à la vie des individus alors que ceux-ci en sont les seuls créateurs. Cette idée s’inscrit dans la continuité des anarchistes du XIXe siècle, qui ont largement défriché le terrain : dieu, le roi, la nation, le droit ou la nature humaine ont été vidés de leur sacralité et de leur force contraignante ; nous savons depuis lors qu’il n’existe pas d’« essence » (religieuse, juridique, naturelle) du monde social. Croire le contraire, c’est obéir à des illusions prétendument universelles ou intemporelles qui n’ont pas d’autre réalité que celle qu’on leur prête 3.
Tout cela n’est donc pas nouveau. Mais l’apport de Laclau est d’avoir appliqué cette critique des essences au marxisme de manière à défendre la lutte des classes tout en lui ôtant son caractère dogmatique. Ainsi, le prolétariat n’est plus considéré comme l’agent privilégié et infaillible de l’émancipation. Bien entendu, cet auteur ne nie nullement le rôle historique ou la pertinence actuelle de la mobilisation ouvrière. Mais ce combat-là, aussi important soit-il, ne saurait être considéré comme exclusif ou sacré : il n’est qu’une composante des multiples conflits sociaux contemporains. Pour ce théoricien marqué par l’échec du messianisme et de l’économisme propres au marxisme orthodoxe, il n’existe pas de voie unique vers la construction d’une société libre. Toutes les formes progressistes de conflictualité, tant sur le terrain politique, social ou culturel, sont reconnues comme légitimes. La lutte des classes devient alors plus diversifiée, plus étendue, et englobe une pluralité d’acteurs, de buts et de méthodes.

Un monde de contingence
Le monde selon Laclau est donc un monde de contingence sans lois prédéfinies (que ce soit la loi naturelle, celle du matérialisme historique ou du marché), sans certitude absolue quant aux chemins que doit emprunter la révolte et sans horizon prophétique vers lequel se diriger mécaniquement. C’est aux acteurs contestataires eux-mêmes de définir leurs modes d’actions sans se laisser piéger par des grands récits philosophiques ou socio-économiques dans lesquels ils viendraient puiser une vérité et une stratégie intangibles. Par extension, aucun parti ne peut prétendre détenir le monopole de la révolution et imposer une discipline autoritaire aux militants.
Ici interviennent les notions de « chaîne d’équivalence » et d’« hégémonie ». Elles renvoient à l’idée que toute lutte globale est une agglomération de causes variées (telles que la défense d’un service public, de l’emploi, des droits des populations discriminées, etc.) qui s’associent face à un ennemi commun. Se produit alors entre elles une relation d’équivalence qui leur permet de dialoguer et de s’unir. La mobilisation qui en résulte demeure une association souple et égalitaire d’acteurs dont les buts particuliers ne sont pas sources de division mais procèdent d’un même besoin de révolte. Par la suite, le moment hégémonique est celui où cet agrégat parvient à symboliser une exigence plus générale de justice et de liberté, révélant un manque propre à la société concernée.

Sédimentation et dislocation
À cette extension de la lutte des classes s’ajoute, chez Laclau, une théorie de la révolution. En effet, loin d’être une simple posture intellectuelle abstraite, son anti-essentialisme est aussi une source décisive de révolte. L’une des notions clés dans son œuvre est la « sédimentation » : du fait de la force des habitudes, du passage des générations et du respect de la tradition, les individus oublient que l’ordre socio-politique est une construction malléable. Ils acceptent comme naturelles des situations qui ont pourtant été initialement créées de façon artificielle. Ainsi la propriété, les contraintes du marché, les inégalités, les hiérarchies ou l’emprise de la religion sont autant de faits sociaux sédimentés, perçus comme normaux, évidents, ayant existé « de tout temps » et donc placés hors de portée de la critique. Pour Laclau, la sédimentation est un oubli de la politique qui occulte le rapport de pouvoir situé à l’origine des pratiques et institutions sociales : une inégalité sédimentée est ainsi une relation de domination présentée comme naturelle afin de masquer la violence qui l’a initiée. La démarche émancipatrice de la « réactivation » consiste dès lors à désédimenter, à rappeler que toute chose est politique et à agir pour dévoiler le caractère construit des phénomènes sociaux, à les repolitiser afin de les critiquer et de les changer. Une révolution est donc un acte de mise en cause du passé, des habitudes et des certitudes routinières acceptées par paresse ou par servilité. C’est un retour de la politique contre la sédimentation. Puisque rien n’est naturel, « normal » ou universel, alors tout peut être contesté, transformé ou aboli 4.
Or, et c’est l’un des fondements de sa pensée, Laclau considère que la société ne peut jamais réaliser sa « clôture », donc s’unifier totalement, fixer les relations sociales en son sein et se stabiliser sans soulever de contestation. Aucune idéologie, aucun récit déployé par les gouvernants ni aucun processus de sédimentation ne peut être absolument convaincant. Dans un contexte où les idées circulent, où les pratiques militantes se diffusent et se nourrissent les unes des autres, où nul ordre social n’est cloisonné et imperméable à l’extérieur, imposer un dogme absolu et une définition exclusive de la normalité est une tâche impossible.
C’est ce que Laclau nomme la « dislocation », à savoir l’indépassable imperfection de toute structure sociale, toujours défaillante, contestable, et l’insatisfaction qui en résulte face aux identités dociles et disciplinées que les gouvernants tentent de faire endosser aux gouvernés 5. À partir de là s’établit l’opposition entre deux mouvements contradictoires : l’un tendant à unifier le monde social sur la base de comportements sédimentés, l’autre venant subvertir cette tendance en la remettant en cause. Se construit ainsi dans l’espace sociétal une relation d’antagonisme entre les efforts du pouvoir pour structurer la société et procéder à sa clôture – donc à la pacifier en la dépolitisant au maximum – et des individus qui rejettent ce processus et entrent dans une logique contestataire visant à améliorer leur condition. L’impossibilité de la clôture, en ce sens, ouvre la voie à la révolution. De plus, elle est également libératrice sur le plan individuel. En effet, grâce au caractère instable et inachevé de leur rôle social – selon lequel ils devraient rester à leur « juste place » – les individus ont l’occasion de prendre conscience de leur situation de subordination et d’hétéronomie, de la refuser, d’investir de nouvelles identités plus conformes à leurs attentes et de s’émanciper. Dans la continuité de l’anarchisme individualiste et existentialiste, voire de la pensée sartrienne, Laclau pense que la dislocation révèle aux hommes leur capacité à choisir ce qu’ils veulent être, à décider selon quelles valeurs ils veulent vivre. Ce faisant, elle les incite donc à être libres et souverains.
Il y a chez cet auteur la conviction que les individus ne sont pas tout à fait dupes du discours de leurs gouvernants et de la place que ces derniers veulent leur assigner dans la hiérarchie sociale. Les tentatives de l’État pour se légitimer à travers un système de valeurs et une vision du monde, et pour distribuer d’autorité la place de chacun dans la société, n’aboutissent donc jamais entièrement. Les citoyens ne se satisfont pas aveuglément du rôle qu’on veut leur forcer à jouer ni des récits (tels que l’idéologie néolibérale) qui leur attribuent une position sociale immuable. Cette insatisfaction peut parfois prendre la forme d’un désarroi identitaire ou culturel car la dislocation empêche les dominés de se contenter paisiblement de leur sort. Mais elle est surtout l’élément déclencheur de la prise de conscience critique nécessaire au déclenchement de la révolution.
L’œuvre de Laclau est marquée par la réticence envers les vérités absolues, par des mises en garde contre l’oubli du caractère contingent et donc transformable des institutions et des identités, ou encore par la confiance dans la capacité des pratiques émancipatrices à surgir des failles de l’ordre social. En cela, cet auteur n’a pas cessé de développer des réflexions qui, sans être ouvertement anarchistes6, n’en sont pas moins proches de nos préoccupations.

Erwan
Groupe Louise Michel de la Fédération anarchiste









1. Hégémonie et stratégie socialiste. Les solitaires intempestifs, Besançon, 2009 (1985).
2. Les travaux de Saul Newman sont ainsi à la croisée de l’anarchisme stirnerien et du post-structuralisme. Ils font en partie appel à la pensée de Laclau. Cf. Power and Politics in Postructuralist Thought, Routledge, London, 2005 et The Politics of Postanarchism, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2010.
3. Ce refus de l’essentialisme s’applique également au « peuple ». Malgré son intérêt pour le péronisme argentin (un populisme au sens latino-américain), qu’il percevait comme un régime authentiquement populaire, Laclau considérait que le peuple n’était qu’une construction rhétorique et non une entité réelle et immuable. Cf. La Raison populiste, Paris, Seuil, 2008 (2005).
4. Cette approche peut également s’appliquer à l’identité sexuelle et il est logique qu’un dialogue se soit instauré entre Laclau et la philosophe féministe Judith Butler. Cf. Ernesto Laclau, Judith Butler and Slavoj Žižek, Contingency, Hegemony, Universality, London, Verso, 2000.
5. Dans une formule célèbre, Laclau en conclut à « l’impossibilité de la société » en tant que totalité sociale parfaitement unifiée et apte à éliminer toute forme d’antagonisme en son sein. Cf. « The Impossibiliy of Society », in New Reflections on the Revolution of Our Time, London, Verso, 1990, p. 89-92.
6. Il manque sans doute pour cela une dimension plus anti-étatique à ses travaux. Il faut toutefois noter qu’un sociologue comme Bob Jessop considère que les théories de Laclau mènent logiquement à questionner l’existence de l’État. Cf. State Theory : Putting the Capitalist State in Its Place, Cambridge, Polity Press, 1990.