Guerre à la guerre : Jean Jaurès, la social-démocratie allemande et la guerre (1/2)

mis en ligne le 25 septembre 2014
1749JauresJean Jaurès était issu d’une famille bourgeoise de province, normalien et agrégé de philosophie. Il enseigna à Albi et à Toulouse puis commença une carrière politique en 1885 comme député républicain à Castres. Il devient socialiste après la grande grève des mines de Carmaux de 1892 lors de laquelle il a la révélation du véritable visage de la République française entre les mains des capitalistes. Jaurès est élu député et va le rester jusqu’à sa mort (avec une interruption de 1898 à 1902). Ce brillant orateur devient le défenseur des ouvriers en lutte et de l’unité des forces politiques et syndicales de gauche.
Il défend Alfred Dreyfus et crée en 1904 le journal L’Humanité. Il participe en 1905 à la fondation de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) qui rassemblera les différents courants socialistes français. Il est partisan d’une révolution démocratique et non violente. Après 1905, Jean Jaurès s’oppose à la politique coloniale et à la guerre. Ses positions pacifistes à l’approche de la guerre avec l’Allemagne le rendent très impopulaire chez les nationalistes qui l’accusent de trahison. Jean Jaurès meurt assassiné par le nationaliste Raoul Villain le 31 juillet 1914, trois jours avant la déclaration de la guerre.

Jaurès, les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires
Jaurès était très hostile à la fois aux anarchistes et aux syndicalistes révolutionnaires. Il fut un de ceux qui s’opposèrent avec le plus de fermeté à la présence des anarchistes aux congrès de l’Internationale socialiste et prit vigoureusement position en faveur de leur expulsion définitive au congrès de Londres, en 1896. Il combattit les partisans de la grève générale comme outil de la transformation sociale, et les opposants à la politique parlementaire.
Pour Jaurès, l’anarchisme n’est pas à proprement parler une doctrine politique, c’est une sorte de manifestation du dérèglement du politique, un phénomène quasi pathologique. Cela ne l’empêcha pas de prendre vigoureusement position contre les lois scélérates, en grande partie, il est vrai, parce que les lois contre les anarchistes allaient inévitablement être utilisées contre les socialistes.
Il ne comprend pas du tout quelle peut être la continuité d’une doctrine « que l’on dit aller de Bakounine et d’Élisée Reclus à Ravachol » : « Il est malaisé, dit-il, de porter un jugement d’ensemble. L’anarchisme procède d’un principe un mais les manifestations en sont multiples et souvent contradictoires. Le principe, c’est que l’individu humain, comme tel, a seul une valeur absolue. » Jaurès a donc en tête la vision d’un anarchisme essentiellement tourné vers l’individu, et assez peu vers l’action sociale. Jaurès cherche à comprendre l’anarchisme, mais il n’y parvient pas. La distinction principale entre socialistes et anarchistes résiderait dans le rejet par les seconds du principe d’organisation et de la notion d’évolution.
Un manuscrit autographe intitulé L’Anarchisme, rédigé sur du papier à en-tête de l’Assemblée nationale (!), après l’attentat à la bombe d’Auguste Vaillant à la Chambre des députés (9 décembre 1893), montre que Jaurès a tenté de comprendre ce qu’était l’anarchisme et en quoi il se distingue du socialisme. On y voit que l’anarchisme est perçu comme quelque chose de rétrograde, mais, écrit Jaurès, « comprendre est notre premier devoir : c’est aussi, pour les hommes, le vrai moyen de salut ». L’anarchisme est vu comme une doctrine qui s’attache à la problématique de l’individu.
« L’individualité humaine est à elle-même son but, sa règle, sa loi. Toute loi extérieure à l’individu est tyrannique, déprimante, mauvaise. De là, comme conséquence sociale, le droit de l’individu humain à la pleine liberté, à la vie complète et expansive, à la satisfaction intégrale de tous les besoins… »
On ne peut guère faire reproche à Jaurès de sa vision étroite de l’anarchisme dans la mesure où c’est ainsi qu’une grande partie du mouvement anarchiste lui-même se percevait.
Curieusement, ce sont les anarchistes qui feront justice à Jaurès : acquitté lors de son procès en 1919, Raoul Villain s’était installé à Ibiza. Il sera exécuté par les anarchistes espagnols en septembre 1936. L’histoire a parfois de curieux paradoxes. Une vive polémique s’engagea entre Jaurès et la CGT sur la question de la grève générale. Jaurès avait publié dans La Petite République des 29 août et 1er septembre 1901 un article intitulé « Grève générale et révolution », une attaque argumentée contre la grève générale. Pour Jaurès, le développement, dans le mouvement syndical, d’une organisation préconisant une autre voie que l’action parlementaire constituait une concurrence inquiétante.
La Commission des grèves et de la grève générale de la CGT répondit à Jaurès par un article en deux parties, « Grève générale réformiste et grève générale révolutionnaire ». La partie sur la grève générale réformiste tend à démontrer que celle-ci « n’est pas contradictoire à la grève générale révolutionnaire », qu’elle en est « la préparation », car « c’est après une série de conflits allant s’élargissant de plus en plus que les travailleurs aboutiront à la grève finale ». La « grève générale réformiste » est donc une partie intégrante de la stratégie globale, évolutive, aboutissant au renversement du capitalisme.
À l’époque où Jaurès écrivit son article, il était violemment opposé aux positions antiparlementaires de la CGT et à l’idée de grève expropriatrice. Mais son article de 1901 contre la grève générale n’est pas une attaque hystérique, c’est quelque chose d’argumenté. Jaurès ne croit pas à l’efficacité de la grève générale, qu’il qualifie de « conception d’une naïveté extrême » ; il affirme qu’« il n’est pas démontré du tout que la grève générale, même si elle prend un caractère révolutionnaire, fasse capituler le système capitaliste » – sans se demander à son tour en quoi la « conquête légale de la majorité » pourra « faire capituler le système capitaliste ».
Dans « La grève générale révolutionnaire », la CGT rappelle que Jaurès n’a pas toujours été opposé à la grève générale, comme ce fut le cas au congrès de la salle Jappy en décembre 1899 : « Au fur et à mesure que le citoyen Jaurès se rapproche des hauteurs du pouvoir, il perd contact avec la classe ouvrière et, fatalement, en méconnaît les tendances », peut-on lire.
Les positions du dirigeant socialiste évolueront, cependant, à partir de 1904-1905, moins par conviction que par réalisme politique. On constate dans les articles qu’il écrit dans L’Humanité qu’il a intégré le syndicalisme révolutionnaire dans sa vision politique, tout simplement parce que sans cela il se coupe du mouvement ouvrier français. Au contraire du courant guesdiste qui veut subordonner le syndicat au parti, les jauressistes intégreront également l’idée d’indépendance syndicale – un peu contraints et forcés, il faut le dire.
Jaurès reste cependant un socialiste parlementaire et, comme il le dit dans « Grève générale et révolution », il pense en dépit de tout qu’« aucun artifice, aucune mécanique à surprise ne dispense le socialisme de conquérir par la propagande et la loi de la majorité de la nation ». « Il n’y a aujourd’hui pour le socialisme qu’une méthode souveraine : conquérir légalement la majorité. »

Jaurès et la social-démocratie allemande
On ne peut examiner l’opposition de Jaurès à la guerre sans mettre cette opposition en relation avec ses rapports avec la social-démocratie allemande. En effet, après la guerre franco-prussienne et l’écrasement de la Commune de Paris, le vœu formulé par Marx s’était réalisé : le socialisme allemand était devenu hégémonique en Europe : « La prépondérance allemande transférera en outre le centre de gravité du mouvement ouvrier de l’Europe occidentale, de France en Allemagne. […] La prépondérance, sur la scène mondiale, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon. »
Les socialistes français furent de manière permanente psychologiquement dépendants de leurs homologues allemands. Gustave Hervé raconte dans La Guerre sociale que dans les congrès internationaux, « le socialisme idéaliste de la France révolutionnaire osait à peine élever la voix : nous y entrions avec une âme de vaincus. Nous étions le passé. Nous étions un peuple fini. Place aux forts ». Il est vrai que, au moment où Gustave Hervé écrit ces lignes, il a déjà basculé vers l’extrême droite, mais son témoignage reste pertinent.
La IIe Internationale était une chambre d’enregistrement des positions décidées par la social-démocratie allemande, pas une organisation composée de membres libres et égaux. Pendant les quarante ans qui suivirent la défaite de la France en 1870, le poids de la social-démocratie allemande va être écrasant dans l’Internationale. Les socialistes français, impressionnés par les résultats électoraux de leurs camarades allemands, vont faire acte de soumission. L’Humanité salue les sociaux-démocrates allemands après les élections au Reichstag en 1912 et présente l’Allemagne comme l’« avant-garde du socialisme international ». Marcel Sembat s’interroge dans La Guerre sociale : « Je commence à me demander si nous ne sommes pas au point de vue révolutionnaire des petits garçons à côté des “votards” socialistes d’Allemagne. » Il y a là une réelle fascination, accompagnée d’une totale absence d’examen critique du contenu des succès électoraux du socialisme allemand.
Les congrès socialistes internationaux sont dominés par les représentants de la social-démocratie, dont le poids électoral, les effectifs et le poids idéologique sont écrasants. August Bebel jouit d’un prestige qui confine au culte de la personnalité. Sa parole a force de loi. Son soixante-dixième anniversaire fut fêté à Paris en grande pompe. Rendant compte dans L’Humanité de ce que l’Internationale doit à August Bebel, Albert Thomas écrit que celle-ci « vénérera et fêtera d’autant plus fraternellement le Führer, le guide aimé »… Le lendemain, le journal rendra compte : « Jaurès termine par quelques mots en langue allemande qui déchaînent un enthousiasme splendide pendant que Schreyer, le secrétaire du Leseklub, pousse avec l’assistance le “Hoch ! Hoch !” traditionnel allemand pour Bebel et Jaurès. La chorale Arbeitersängerbund, qui avait commencé la réunion par un chœur, l’a clôturée par l’Internationale reprise par tous les assistants. »
Les socialistes français, Jaurès en tête, seront jusqu’à la fin suspendus à la décision que prendront leurs homologues allemands pour stopper la guerre, convaincus que l’action du prolétariat d’outre-Rhin sera décisive. Pourtant, ils avaient à leur disposition tous les moyens pour comprendre ce qu’il en était. Un social-démocrate allemand, Paul Lensch, fournit de précieuses indications sur l’état d’esprit de la social-démocratie entre les deux guerres – celles de 1870 et de 1914 –, car il s’exprime en langage totalement « décodé ». « La paix conclue à Francfort en 1871 n’était pas une paix, mais une trêve : tout fut orienté vers la guerre future : technique, science, inventions, finance, politique ouvrière. »
La victoire allemande de 1871 n’est donc que le prélude à d’autres victoires ! Un autre social-démocrate, Hugo Heinemann, explique la tâche qui est assignée au mouvement syndical allemand : « Tout le monde comprend aujourd’hui que le sentiment de solidarité inculqué par les syndicats allemands à leurs membres, leur organisation rigide, ont constitué une véritable école préparatoire pour la solution des tâches immenses proposées par notre administration militaire au peuple allemand. » Les « tâches immenses » dont il est question pourraient bien être la politique de conquête planifiée par « notre administration militaire » : le mouvement syndical est perçu comme un élément de cette politique. La fascination des socialistes français pour l’organisation exemplaire de leurs camarades allemands est d’autant plus surprenante.
Dans un contexte de dégradation dramatique de la situation en Europe eut lieu les 24-25 septembre 1912 un congrès international à Bâle. Les précédents congrès n’avaient pas trouvé de solution à la question de la guerre, toute tentative d’en discuter sérieusement étant soigneusement esquivée par les dirigeants sociaux-démocrates allemands, mais cette fois-ci, le congrès, qui se déroula dans une ambiance de kermesse, entendait montrer que la IIe Internationale était décidée à tout faire pour éviter la guerre. Les délégués des partis socialistes se succèdent pour prononcer une multiplicité de discours pour la paix ou contre la guerre. On prépara une motion sur « La situation internationale et l’entente pour une action contre la guerre ». On déclara la « guerre à la guerre, paix sur la Terre… ! ». Une grande manifestation rassembla les délégués du congrès et une foule de personnes venues de toute la Suisse. On se dirigea vers la cathédrale où furent prononcés de nombreux discours. La presse suisse souligna le surcroît de grandeur et de dignité provenant du fait que la séance du dimanche après-midi eut lieu dans la cathédrale. Mais on ne décida rien ; on se limita à dire que « l’imposante manifestation de Bâle » allait contribuer « à faire réfléchir les gouvernements et à maintenir la paix menacée dans l’Europe occidentale ».
La formulation de la résolution sur la guerre, rédigée par V. Adler (Autriche), Bebel (Allemagne), Jaurès (France), Keir-Hardie (Angleterre) et Plekhanoff (Russie), fut tellement vague qu’elle fut votée à l’unanimité ; elle ne prévoyait aucun moyen d’action particulier, aucune initiative, elle se contenta de laisser toutes les possibilités ouvertes : « Le Congrès demande aux partis socialistes de continuer vigoureusement leur action par tous les moyens qui leur paraîtront appropriés. » C’est donc avec de telles consignes que la IIe Internationale engage les huit millions de socialistes européens et la classe ouvrière internationale à s’opposer à la guerre. Là encore, ce qui semble importer est moins de transmettre des consignes claires que de donner l’illusion de l’unanimité. On s’imagine encore que les classes dominantes n’oseront pas s’engager dans une guerre de peur qu’elle ne débouche sur la révolution prolétarienne. On ne songe pas que lesdites classes dominantes sont d’autant moins inquiètes de cette perspective que le mouvement socialiste se montre incapable de mettre en place les mesures permettant d’empêcher cette guerre – mesures que les syndicalistes révolutionnaires tentaient désespérément de discuter avec les socialistes allemands.
Pourtant, malgré la montée en force des réformistes en France, et alors que les dirigeants socialistes allemands ne voulaient pas entendre parler de grève générale, la Confédération générale du travail réussit à organiser le 16 décembre 1912 une grève générale de 24 heures contre la guerre, décidée lors d’un congrès extraordinaire tenu à Paris. L’aile réformiste de la CGT s’y était vigoureusement opposée, mais elle s’exprima devant une salle très hostile. Les responsables confédéraux – Jouhaux, Yvetot, Griffuelhes, Merrheim et Dumoulin – avaient compris qu’ils ne pouvaient pas négliger les craintes des plus modérés. Faire voter une grève générale de vingt-quatre heures était en soi une victoire, étant donné le contexte. La direction confédérale dut ensuite faire face à une répression féroce du pouvoir et au sabotage, par les réformistes dont l’influence grandissait, de toute initiative d’envergure. La grève fut un demi-succès, mais elle sauva l’honneur : il y eut 600 000 grévistes. Une terrible vague de répression s’ensuivit contre les militants syndicalistes, les Jeunesses syndicalistes et contre la Fédération communiste anarchiste, qui fut particulièrement touchée. Le procès contre les « menées anarchistes » fut totalement éclipsé par celui de la bande à Bonnot, qui se tenait en même temps.
À suivre dans le prochain numéro…