La gauche et les mâchoires du piège néoconservateur : "Vers l’extrême" de Boltanski et Esquerre

mis en ligne le 10 juillet 2014
Luc Boltanski est un des sociologues vivants, au long parcours intellectuel commencé auprès de Pierre Bourdieu, les plus originaux sur la scène internationale aujourd’hui.

Boltanski : sociologie et engagement
Boltanski a coécrit quelques articles importants avec Bourdieu dans sa revue Actes de la recherche en sciences sociales, comme « Le titre et le poste : rapports entre le système de production et le système de reproduction » (mars 1975) ou « La production de l’idéologie dominante » (juin 1976). Il a contribué à renouveler l’approche sociologique des classes et des groupes sociaux dans le sens d’une plus grande part donnée aux logiques de construction socio-historique par rapport à l’objectivité des intérêts, avec Les Cadres. La formation d’un groupe social (1982). Il a fortement participé à ouvrir le nouvel espace d’une sociologique pragmatique plus attentive aux capacités des individus, dans L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action (1990) et, avec Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur (1991). Il s’est déplacé ensuite vers la critique des nouvelles modalités prises par le capitalisme, dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), en collaboration avec Ève Chiapello. Plus récemment, il a produit un des livres de sociologie les plus stimulants de ce début de XXIe siècle, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (2009), où il redessine les voies d’une nouvelle sociologie à la fois pragmatique et critique.
Il vient d’écrire avec le sociologue Arnaud Esquerre un petit livre inhabituel, que ses auteurs présentent comme une « analyse engagée » : Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite (éditions Dehors). Il s’agit de se confronter à « une situation politique exceptionnelle ». Nous approcherions d’un « seuil catastrophique », où « l’initiative appartient entièrement à une droite fascinée ou médusée par ses extrêmes ». La plus grande nouveauté ne viendrait pas de l’extrême droite, qui révèle encore beaucoup de relents des années trente, mais de la gauche : « Certains intellectuels issus de la gauche ont en effet […] permis l’émergence de convergences dont l’ambiguïté fait la force, comme en témoigne leur audience dispersée entre l’extrême droite et la gauche dite radicale. » Boltanski et Esquerre ne citent aucun nom, mais on reconnaît sans peine Alain Finkielkraut, Christophe Guilluy, Laurent Bouvet ou Jean-Claude Michéa, qui ont alimenté ces dernières années des intersections périlleuses avec les thèmes néoconservateurs, sans les dérapages xénophobes (hors Finkielkraut) des Dieudonné, Soral et autres Zemmour.

Radiographie d’une structure idéologique néoconservatrice
Vers l’extrême identifie de manière épurée les arêtes d’une idéologie néoconservatrice en train, subrepticement, de se mettre en place grâce aux apports non coordonnés d’essayistes et d’intellectuels situés dans différents secteurs du champ politique. Il procède un peu à la manière d’un Claude Lévi-Strauss face aux mythes des sociétés les plus anciennes.
Synthétisons quelques traits significatifs du néoconservatisme montant :
– l’opposition des « bobos » (dénomination sociologique incontrôlée et extensible à souhait) pervers, car baignant dans « le libéralisme culturel », au « vrai peuple » authentique ;
– la purification du « vrai peuple » de ses éléments supposés allogènes : les Arabes et les musulmans, les Noirs, les Roms, les homosexuels et les lesbiennes, les assistés, les femmes féministes, les femmes voilées, les délinquants, etc. ;
–un « vrai peuple » nécessairement national et français opposé à l’Europe et au monde, susceptible de se rassembler autour du mot d’ordre « produire français » ;
– « l’obsession de l’identité », surtout sous « la forme négative et quasi apocalyptique » de « la perte d’identité » comme de la stigmatisation de certaines identités constituées comme menaçantes (l’islam tenant, de ce point de vue, le pompon) ;
– la déconstruction de certains traits de l’humanisme de gauche au nom de la lutte contre « la pensée unique » et le « politiquement correct » ;
– la prétention d’incarner la vraie critique du « système » (notion floue mais attractive pour les diverses rebellitudes) ;
– la réassociation récente des « juifs » au « système » honni, réactivant un antisémitisme traditionnel.

La politique émancipatrice en panne ?
Face à cette situation piégeante, la gauche de gouvernement et ses affidés ne sont guère au rendez-vous, car ils ont souvent procédé à « des glissements à droite, comme pour en limiter la poussée en l’accompagnant ». Bref, dans une mixture entre les accents néolibéraux des politiques menées et les concessions faites aux thèmes néoconservateurs (discours sécuritaires, glissements xénophobes quant aux Rroms, aux sans-papiers ou à l’islam, trémolos franchouillards, dévoiements laïcards du bel idéal de laïcité, etc.), le trio Hollande-Valls-Montebourg contribue à nous rapprocher du précipice politique de l’extrême droite.
Quant à « l’extrême gauche », elle est décrite comme surtout « passive », avec une tendance à abandonner le terrain du présent, au profit du lustrage du passé et/ou de la mythologisation d’un avenir lointain. Bien sûr, il lui resterait « la défense du peuple » face aux régressions sociales, mais justement, ajoutent Boltanski et Esquerre, « pour que les positions de gauche se distinguent nettement de celles de l’extrême droite, dont la défense du peuple est devenue l’un des principaux refrains, et soient assez puissantes pour s’y opposer, il faudrait au minimum qu’elles puissent prendre appui sur des analyses novatrices ».
Car, devant l’occupation de nombre de mots de la gauche par des connotations néoconservatrices hégémonisantes – « peuple » et « populaire », « critique », « République », « démocratie », « laïcité », « social », « système », « néolibéralisme », « valeurs », « liberté d’expression », « rebelle », etc. –, on ne peut plus les utiliser tout à fait tels quels. Les gauches résistantes ont à « se réapproprier un langage détourné », en travaillant davantage leurs assises émancipatrices afin de tenir compte de l’événement néoconservateur en cours. Elles doivent aussi redécouvrir certains beaux mots de la gauche enfouis, cette fois, sous le fatras néoconservateur. Ainsi, plutôt que d’ajouter leur petite pelletée nationaliste sur ce tombeau idéologique de la gauche, elles auraient à « renouveler un internationalisme qui, dans des conditions non moins difficiles que celles que nous connaissons actuellement, a fait la force et l’éclat du mouvement ouvrier et qui doivent être envisagés à l’aune notamment des transformations écologiques en cours ». Le néoconservatisme préférant le vocabulaire de « la conservation », de « la protection » et des « attachements », ne faudrait-il pas également remettre en pleine lumière la question de l’émancipation, si on sait la repenser en regard des défis écologiques ?

Revenir au présent, mais quel présent ?
Ce petit ouvrage, parfois insatisfaisant du fait de son caractère trop succinct, nous titille dans nos paresses intellectuelles et dans nos rails militants. Il nous incite à nous coltiner politiquement les événements, sans nous réfugier dans les passés glorieux et/ou les lendemains qui chantent. Certes, en se focalisant sur le seul présent, il tend à oublier que le caractère central de l’action présente doit aussi pouvoir être raccordé à une mémoire critique du passé et à des repères dans l’avenir. Si ce n’était pas le cas, sa dégradation en ce que l’historien François Hartog appelle le présentisme, c’est-à-dire un culte de l’immédiateté déconnecté du passé et du futur, débouchant sur un zapping continu fort ajusté à la mobilité et à la flexibilité néocapitalistes, menacerait.
Cependant, en s’efforçant d’éviter les pièges croisés du nostalgisme, du présentisme et du futurisme, les militants de l’émancipation ont à retrouver les chemins du présent, de l’action ici et maintenant sur les événements. Pour la confection de leur boussole, les repérages de Boltanski et Esquerre sur la stabilisation actuelle d’évidences néoconservatrices, jusque dans les gauches et à partir des gauches, seront utiles. « Agir politiquement, c’est donc faire événement ou, ce qui revient au même, réagir aux événements dont s’est saisi l’adversaire pour les disqualifier ou les contrecarrer », notent les deux sociologues.

Et les libertaires dans tout ça ?
Les libertaires seront-ils davantage à la hauteur que les autres gauches ? La large diffusion en leur sein d’une culture antidogmatique et d’un goût pour les expérimentations pratiques invite à un peu d’optimisme. Toutefois, les inerties identitaires, la faiblesse numérique ou l’intériorisation de la marginalisation font pencher la balance du côté du pessimisme. Les jeux ne sont pas encore faits, sans que l’inquiétude soit dissipée. Partant, laissons le dernier mot (provisoire) à Boltanski et Esquerre, non pas pour fataliser la situation, mais pour augmenter notre degré de vigilance : « Quant aux catastrophes qui s’ensuivront, chacun des témoins pourra dire, en toute bonne foi, qu’il ne les a ni voulues ni même anticipées… »

Philippe Corcuff
Groupe Gard-Vaucluse de la Fédération anarchiste