Vive la Sociale sous les latitudes américaines !

mis en ligne le 3 juillet 2014
L’importance de ce livre tient à trois raisons. D’abord, c’est un ouvrage sans équivalent dans d’autres langues que le français, dans la mesure où il ne prétend pas à des généralisations forcément abusives et fantaisistes sur un espace géographique de 21 millions de kilomètres carrés et de plus de 570 millions d’habitants. Tout à l’opposé, il offre des pistes à partir de cas précis, qui sont, pour le moment, limités à cinq pays d’Amérique du Nord et du Sud.
Ensuite, les auteurs ont déjà publié des ouvrages de qualité et ils ne sont pas seulement des historiens universitaires, mais ils ont eu une expérience libertaire ou sont des militants de ce courant.
Enfin, et heureusement, on ne trouvera pas d’évocation euphorique de telle ou telle organisation libertaire, même si elle s’appelle la Fora (Fédération ouvrière régionale argentine), comme si elle avait toujours été à la pointe du combat et comme si elle était une panacée aujourd’hui encore.
Autrement dit, on est face à la réalité de ces cinq pays avec toutes ses facettes. Du reste, c’est l’objectif de la collection América libertaria : « Exempte de dogmatisme, de sectarisme et en dehors de toute chapelle, elle laissera la porte ouverte à différentes analyses et interprétations, la seule exigence étant leur intérêt et leur pertinence. » Il est important de souligner que l’ouvrage répond aux souhaits exprimés.
Un premier aspect qui se dégage du livre est l’adoption presque immédiate de la pensée de Fourier et de Proudhon, par une partie des ethnies indiennes du Mexique, qui l’interprétaient dans le sens du renversement par la violence d’une société fondée sur l’exploitation sociale de la majorité des habitants. Une première tentative libertaire d’insurrection paysanne consciemment révolutionnaire surgit en 1869 – avant la Commune de Paris. D’autres suivront, spontanées et non coordonnées. Elles ont marqué la colonisation hispano-portugaise de 1492 au XXe siècle. Elles accompagnent en partie la période essentiellement capitaliste internationale, qui perdure aujourd’hui sans étouffer les révoltes, comme celle du Chiapas commencée il y a vingt ans.
Dans les cinq pays abordés, la présence des peuples originaires est visible au Mexique et au Paraguay, avec la propagande en guarani. Et on aurait dû la trouver au Pérou avec l’évocation de González Prada. Bizarrement, ce penseur anarchiste dont se sont inspirés les marxistes péruviens (Haya de la Torre, Mariátegui) n’est pas présenté sous cet angle. Pourtant, González Prada nous donne une belle analyse anarchiste à partir de la répartition du pouvoir réel dans une société, dans un l’article de 1904 « Nos Indiens » : « On ne l’écrit pas, mais on suit l’axiome que l’Indien n’a pas de droits mais des obligations. Quand il s’agit de lui, la plainte individuelle est prise pour de l’insubordination, la revendication collective pour une ébauche de soulèvement. […] Si sur la côte [du Pacifique] on aperçoit une lueur de garanties dans une imitation de république, à l’intérieur on ressent la violation de tout droit sous un régime féodal véritable. […] Les grands propriétaires et les gamonales [caciques] tranchent toutes les questions en s’arrogeant les rôles de juges et d’exécuteurs des sentences. […] Qu’on ne dise pas que Messieurs les propriétaires agissent ainsi par ignorance ou manque de culture : les enfants de certains grands propriétaires vont tout jeunes en Europe, font leurs études en France ou en Angleterre, et ils reviennent au Pérou avec toutes les apparences de gens civilisés. Mais dès qu’ils s’installent dans leurs haciendas ils perdent le vernis européen et agissent avec encore plus d’inhumanité et de violence que leurs parents. En résumé : les haciendas constituent des royaumes au sein de la république, les grands propriétaires exercent le rôle d’autocrates au milieu de la démocratie. »
Bien entendu, de nos jours les multinationales ont souvent remplacé et consolidé les haciendas.
Un second aspect dévoile les sources et les pratiques anarchistes. L’internationalisme est fondamental, que ce soit de l’Europe vers l’Amérique latine, pour le Mexique et l’Argentine, ou entre les pays latino-américains, de Cuba au Pérou, d’Argentine au Paraguay. Deux figures émergent : le Grec cosmopolite Plotino Rhodakanatis au Mexique et l’Espagnol Rafael Barret au Paraguay, qui ont laissé une trace indélébile.
Dans des pays en proie à des inégalités sociales déchirantes, l’insurrection paysanne est une première tentative. Julio Chávez López, ouvrier agricole dans une grande propriété, lève l’étendard de la lutte armée 1867-1869. « Il est condamné à mort sur ordre de Juárez et fusillé, le 1er septembre, à l’intérieur de la maison occupée par l’École libre [où il avait été formé aux idées anarchistes] » (p. 136).
Un détail intéressant est que le président de la République du Mexique, Juárez, était franc-maçon. Un fait, comme l’abandon brutal de la franc-maçonnerie de Bakounine, puis Malatesta, qui montre les limites évidentes des rapports autres que culturels et de « pistons » entre anarchisme et franc-maçonnerie. Cela limite les vagues considérations sur les liens les unissant (p. 18 et 221 à 222).
Le syndicalisme anarchiste a été, après l’insurrection, une autre réponse nécessaire et efficace, mais tout aussi réprimée par les crimes des assassins en uniforme. En novembre 1922, à l’appel à la grève générale à Guayaquil de la FRTE (Fédération régionale des travailleurs de l’Équateur), créée en 1922, une manifestation de 20 000 à 30 000 personnes se déroule. Elle représente près de la moitié des habitants de la ville. La répression fait un millier de morts.
Enfin, les militantes ont un rôle phare en Argentine, rôle illustré par un article documenté, et au Mexique (p. 158 à 159) dès le XIXe siècle. Et cela en dépit des protestations de travailleurs libertaires et marxistes. Ces femmes étaient principalement des ouvrières, des syndicalistes aussi. Quelques intellectuelles ont eu des périodes libertaires. Les prolétaires Juana Rouco Buela, Virginia Bolten et d’autres étaient des oratrices et des organisatrices remarquables.
Un livre qui apporte beaucoup, dans une collection qui va continuer à nous éclairer sur l’impact des idées et des pratiques anarchistes en Amérique latine.

Frank Mintz