Un fantôme en Australie

mis en ligne le 3 juillet 2014
1747AustralieTout le monde a vu des images de l’opéra de Sydney, cette magnifique construction blanche sur une presqu’île. Ce matin-là, pluvieux, nous nous promenions de l’autre côté de la baie, ma compagne et moi, quand nous avons marché sur une plaque de bronze. Il y était inscrit : « Pathways to réconciliation. Together we’re doing it » (« Sentiers vers la réconciliation. Ensemble nous y allons. »). Une série de points en escargot l’illustrait. Un peu plus loin, sur un mur cette fois, une autre plaque, en bronze elle aussi, portait l’inscription suivante : « Le 28 mai 2000, plus de 250 000 personnes traversèrent le pont du Port de Sydney (Sydney Harbour Bridge) en soutien à la réconciliation. Dans les mois qui suivirent encore un million d’Australiens participèrent à des marches similaires à travers le pays. » Ce texte, en anglais, était suivi de trois mots, pour moi incompréhensibles : « Mari budjari yana. » De quoi s’agissait-il, avec qui voulait-on se réconcilier ?

Là depuis cinquante mille ans
En venant dans ce pays, le voyageur sait que d’une façon ou d’une autre il va croiser des Aborigènes. il lui sera difficile de ne pas les remarquer tant leur apparence est différente du reste de la population, qui est elle-même extrêmement mêlée. Hormis les gens d’origine européenne, l’Australie est un eldorado pour les peuples d’Asie comme du sous-continent indien. Le touriste au gré de ses pérégrinations passera devant telle ou telle de ces plaques. Deux exemples, l’un devant une église : « Les membres de la paroisse de Saint- Oswald reconnaissent que cet endroit de réunion et de prière s’élève sur la terre des ses propriétaires traditionnels, le peuple Wurundjeri » ; l’autre à l’entrée du grand et magnifique jardin botanique de Melbourne. Là, un panneau informe notre touriste que « cet endroit se trouve sur les terres ancestrales du peuple Boonerwurrung, une importante communauté côtière de la nation Kulin. La Kulin orientale est une fédération de cinq groupes langagiers qui partagent de forts liens tant spirituels que culturels. Depuis des temps immémoriaux les Boonerwurrung et la nation Kulin prospérèrent en tant qu’ensemble dans ce vaste espace de plus de deux millions d’hectares que couvre aujourd’hui le centre de l’État de Victoria et le sud de celui des Nouvelles-Galles-du-Sud ».
Devant les bâtiments officiels flottent deux drapeaux, celui de l’Australie, bleu avec l’Union Jack britannique et la Croix du Sud, l’autre portant les couleurs aborigènes : disque jaune sur fond noir et rouge. Tout cela est bien beau, mais à première vue le touriste ne croise aucun Aborigène, hormis dans les promenades à touristes où ils font la manche en jouant du didjeridoo, long tuyau creusé dans une branche d’eucalyptus. Quand on cherche sur Internet, dans la littérature générale, on trouve des informations en nombre à propos de ce processus de réconciliation. Le mouvement de revendication aborigène s’est formé dans les années soixante. Probablement sur l’exemple de ce qui se passait aux États-Unis. Cela culmine avec l’apparition du drapeau aborigène en face du Parlement australien en 1972 devant la « tente de l’ambassade aborigène ». Depuis de nombreux actes ou décisions juridiques ont été pris. Mais, au fond, comment une réconciliation peut-elle avoir lieu d’un côté entre des gens qui occupent des terres et en face d’autres qui rappellent que ces lieux leur appartiennent depuis des millénaires ? Il s’agit donc d’une cote mal taillée. La majorité des arrière-arrière-grands-parents européens, étaient britanniques, malfrats et prostitués pour la plupart. En tous les cas des gens dont la Grande-Bretagne se débarrassait. Arrivés là, à fond de cale, après des mois de navigation dans des conditions horribles, ce continent semblait s’offrir à eux. Il n’y avait pas de retour en arrière possible. Les Aborigènes, eux, sont arrivés en Australie, il y a plus ou moins cinquante mille années ! Depuis ils n’ont pas trouvé nécessaire de créer un État, intéressant, non ?

L’irruption aborigène dans l’art contemporain
Quand nous évoquons l’art aborigène, nous pensons tout de suite à un ensemble de points colorés organisés de façon étrange. Peints sur des écorces, tracés dans le sable, ils ont tous une dimension dite « sacrée ». Ces points sont l’expression « écrite » du « Dreaming ». C’est un terme bien ambigu. En traduction littérale, cela veut dire « en rêvant », ce qui fait des Aborigènes des rêveurs, des gens qui ne sont pas réalistes. Un anthropologue avait tenté dans les années quarante de définir le discours aborigène par ce terme « Everywhen » (tout en même temps) qui correspondait selon lui mieux à cette façon de rendre compte de la réalité qui englobe tout à la fois la cosmogonie, la relation des Aborigènes au temps comme à l’immensité du pays-continent ou à leur fonctionnement quotidien. C’est d’une certaine façon la totalité de cela qui est reproduit sur ces écorces d’arbre ou dans ces dessins sur la sable. Cinquante mille années d’informations ! Comment les transmettre autrement que par un ensemble organisé de points ?
Il advint au début des années soixante-dix que des Aborigènes se rendirent compte qu’il était possible de peindre autrement que sur des écorces. Cela commença par une grande fresque sur un mur d’école. Son titre ouvre le champ à l’imagination : Honey Ant Dreaming (fourmi à miel rêvant). Cela se révélera par la suite comme l’événement fondateur d’un grand mouvement de peinture contemporaine. Cette école était située à Papunya, dans un désert au centre du pays, où plus de 2 500 Aborigènes avait été artificiellement rassemblés. Plus tard dans une « station » de 3 500 km 2 de désert nommée Utopia, des femmes qui étaient occupées à coudre des tissus prirent conscience qu’il était possible de peindre dessus et d’avoir ainsi de plus grandes surfaces à leur disposition. Cette nouvelle production picturale sera accueillie avec beaucoup de résistance par la communauté artistique européenne locale. Avec la complicité active de certains Australiens, des expositions seront organisées à l’étranger. La reconnaissance viendra ainsi.
Aujourd’hui, tous les musées australiens d’art contemporain ont une division consacrée à l’art aborigène. À l’entrée du Museum of Contemporary Art de Sydney trône une grande toile, peinte par un artiste aborigène. C’est une copie du célèbre tableau représentant le capitaine Cook prenant possession de l’Australie au nom de la reine Victoria. En bas, en bandeau, il est écrit : « We call them pirates out here. » Cela se passe de traduction. Aujourd’hui le marché de l’art australien voit passer beaucoup de ces toiles, dont un grand nombre, peut-être la moitié, et à mon avis les plus surprenantes, sont peintes par des femmes. C’est dans le monde de l’art contemporain une exception. Comme dans tout marché, les prix atteignent des sommets. Les œuvres d’Emily Kame Kngwarreye, considérée comme la plus importantes des artistes aborigènes, atteignent le million de dollars. Morte à 86 ans, elle a commencé à peindre dans les années 1980.
Aujourd’hui, à Alice Springs, au cœur de la région désertique qui vit naître ce formidable mouvement créatif, il y a nombre de galeries. Elles vendent ces peintures au chaland. Quand tombe la nuit, à 6 heures le soir, les rideaux de fer de ces magasins tombent. La vie s’arrête. Tout est noir. Seuls les Aborigènes, fantômes sombres, hantent ces rues désertes, créant l’inquiétude dans les têtes des rares touristes encore dehors. Même artiste, un Noir est un Noir.