État et changement social

mis en ligne le 26 juin 2014
Je viens de lire le dernier éditorial du Monde libertaire qui nous parle des responsabilités de l’État dans les turpitudes et l’exploitation libéralo-capitaliste actuelle. Le problème c’est que l’État n’existe pas. Ce n’est qu’une forme symbolique ou fiction imaginée par les juristes et philosophes libéraux pour recevoir la souveraineté du pays sur lui-même et la rendre impersonnelle. Elle a été pensée contre les monarques disant : « L’État, c’est moi » pour justifier leur toute-puissance sur le peuple et mettre au pas la noblesse et ses copains du clergé. C’était la façon de dire que la souveraineté n’appartenait pas au roi, qui n’était que le dépositaire temporaire et non absolu de son exercice. Nous eûmes alors différentes jongleries sur le vrai titulaire de la souveraineté : la société des propriétaires chez Locke, le peuple tout entier chez Rousseau, ces groupements s’étant unifiés via un « contrat social » disant que les citoyens s’accordaient pour remettre la mise en œuvre de leur souveraineté à des représentants dont la légitimité ne pouvait que résider dans la conformité de leur mandat de service du peuple ou des proprios. Ainsi, chez Locke, les citoyens ne confient aux représentants que le « trust » (confiance) sous réserve de leur respect des libertés des individus, de leur travail et de leur propriété. En cas de violation du pacte social, les citoyens disposaient « d’un droit de résistance » (Cela, il faut le rappeler à Zizi Rider, notre bon président qui va s’éGayet à scooter). Ce droit avait été inscrit dans la Constitution française de 1793 ; hélas celle-ci n’a jamais été appliquée et le droit a disparu des écrans politicards. Thoreau allait encore plus loin avec un devoir de désobéissance en cas de violation des impératifs de la conscience morale des individus. Gandhi avait, lui, prôné et pratiqué la résistance passive et non violente.
Pour prendre une métaphore, disons que l’énergie de la mer n’est qu’un potentiel (comme le pouvoir du peuple sur lui-même), que la construction d’une usine marémotrice transforme ce potentiel en puissance (l’équivalent de la mise en forme État), que la puissance ne produit des kWh que s’il y a des opérateurs pour faire fonctionner les turbines (les gouvernants, politicards et stratifs). Ce sont les opérateurs qui, in fine, détiennent le pouvoir effectif, mettent en œuvre la puissance souveraine. Hugh, a ainsi dit Herr Professor Langlois (c’est comme cela que vous me percevez ?), et ce n’est pas pour faire pédant car il y a un enjeu : un problème mal posé ne risque pas d’être résolu, une stratégie efficace de changement ne peut être conduite si ses prémisses analytiques sont fausses.
Les copains anars, donc, se trompent de cible car ce qui existe réellement, ce sont les gouvernements, les représentants (députés et sénateurs), les appareils de pouvoir, tant idéologiques (éducation nationale, communications et télé publique, experts en tout genre au service du pouvoir) que matériels (administrations diverses appliquant, en principe, les directives des gouvernants) et répressifs (police, justice, armée) appliquant les lois édictées par les parlementaires. Or il y a énormément de monde employé par ces appareils de pouvoir, environ 5 millions de fonctionnaires et assimilés qui ont donc tout intérêt à les maintenir, qui plus est quand ils constituent une réserve de nuisance et de puissance permettant d’obtenir du pouvoir, qui a besoin d’eux, des privilèges et des rentes. Ajoutez au paquet les retraités et les prestataires de service des administrations, et vous obtenez aisément une masse de 15 millions de personnes qui votent socialistes. Ce qui veut dire qu’on ne peut pas compter sur ces derniers (ni, évidemment encore moins sur les autres) pour éradiquer leur couverture idéologique, à savoir l’État censé représenter l’intérêt général. Les andouilles qui votent ne voient pas qu’elles légitiment les pouvoirs qui les spolient en élisant des soi-disant représentants dévoués au bien public (c’est ce que signifie République). Car les politicards élus dans nos démocrassouilles représentatives ont alors le pouvoir « de donner et de casser la loi », c’est-à-dire de voter tout ce qu’il faut pour se plier aux intérêts des capitalistes qui financent leur élection et leur parti, le plus souvent par la corruption et la concussion. On est donc en présence de trois acteurs indissolublement liés et complices pour que rien ne change : les politicards, les puissants et leurs serviteurs-fonctionnaires (et leurs syndicats institutionnalisés comme leurs représentants auprès du pouvoir).
Il devient ainsi très clair que la voie politique pour changer la société contre le libéralo-capitalisme instauré depuis trente ans à grands coups de déréglementation (libre-échange, libre circulation des capitaux, suppression des services publics, disparition du droit social, etc.) est une contradiction dans les termes. Proudhon l’avait dit : la révolution politique (la liberté, la disparition du pseudo-État) est le but, la révolution sociale le moyen alors que les socialos de l’époque prônaient tous le contraire ; prendre le pouvoir d’État pour ensuite tourner les canons de la forteresse contre ses anciens occupants. La bonne stratégie de changement consiste à se séparer radicalement du système politico-économique en place. À se séparer politiquement en s’abstenant de participer aux jeux politicards de la démocrassouille (a fortiori de tout pouvoir totalitaire et de façon générale de tout pouvoir politique situé au-dessus de la, société et créant une coupure dirigeants-dirigés). À construire une contre-société, des « anarcho-structures » dans l’espace socio-économique. Cet espace est régi par une construction permanente, par essais et erreurs, via l‘action directe, autonome, égalitaire des acteurs sociaux (individus et groupements) gérant leurs propres affaires, autogérés, auto-organisés, dans des structures de proximité et de solidarité. Cela se fait en montant des structures différentes et surtout contenant en elles-mêmes les finalités de la future société souhaitée : coopératives, mutuelles, associations, autoproductions locales, écoles et « universités populaires », unions syndicales avec « bourses du travail », etc. régies par l’égalité de tous dans la préparation des décisions et la gestion, l’entraide et la coopération, la mutualité de services, le respect de la dignité de chacun, la rotation des tâches et la polyvalence, la recherche de la qualité et de la durabilité des produits, le respect de la nature, etc. Ces contre-structures ou anarcho-structures (dans une conception analogue à celles de l’anarcho-syndicalisme, de Fernand Pelloutier, du syndicalisme révolutionnaire) sont à considérer comme des moyens de taper à la caisse du capital en le privant de ses racines, radicelles, branches lui permettant de pomper la sève du travail du peuple et les richesses de la nature à son seul profit. On se sépare de la production et du marché capitaliste. Par exemple, on met son fric dans une lessiveuse au lieu de le laisser dans des banques, on n’achète plus rien dans les supermarchés, on n’achète plus de biens durables de consommation sauf en cas de nécessité (si le produit est irréparable) et alors on achète que de la production étrangère pour casser l’économie capitaliste nationale. On fait de l’autoproduction durable et réparable, on se fournit dans des amap ou chez les artisans et petits commerçants du coin. On s’assure par des mutuelles, etc.
Toutes ces actions locales (cela existe déjà par exemple au Chiapas avec les zapatistes et les communautés indigènes) formeront les acteurs à la gestion, à l’organisation, à la coopération. Cependant, à plus long terme, elles ne sauraient rester isolées, localisées. Elles seront à mutualiser et fédérer par étages successifs dans une organisation générale dont Proudhon nous a donné les grandes lignes : son fédéralisme tout à la fois économique, juridique, social, politique (aux antipodes du fédéralisme seulement politique qui régit certaines démocrassouilles actuelles comme les USA ou la Teutonie) dont le versant socio-économique est la mutualité et la coopération et dont l’aspect politique est la décentralisation, l’autonomie des territoires, le mandat révocable sans renouvellement ni dans le temps ni dans l’espace (pas de délégation consécutive ou simultanée ou cumulée). Dans le fédéralisme, le pouvoir politique est construit par subsidiarité (l’échelon de rang supérieur ne s’occupe que de ce qui n’est pas dans le pouvoir des acteurs de base), d’impulsion, d’animation, de régulation, de coordination. L’État, qui n’est qu’une forme politique possible (la plus autocratique, absolutiste, unitaire, nationaliste car la fiction État a construit la fiction nation indivisible pour mieux manipuler les peuples), est remplacé par un pouvoir politique interne à la société, partagé, pluraliste qui procède de la base au sommet et « de la circonférence au centre ». Comme disait Pascal : « Le centre est partout, la circonférence nulle part. » Dans ce schéma, on voit bien qu’il n’y a pas de place pour les révolutionnaires patentés, les intellos théoriciens du modèle parfait de société, les syndicalistes institutionnalisés et subventionnés par le pouvoir, la classe perpétuelle des politiciens et… les capitalistes.