Un autre sport est possible

mis en ligne le 22 mai 2014
1742footballImaginez : vous assistez à une course d’athlétisme ; au milieu des dossards et des barrières de sécurité au nom, les uns et les autres, de diverses entreprises multinationales, vous apercevez un coureur avec un maillot qui, au lieu de porter le logo de Qatar Foundation ou de Nike, arbore le slogan « Liberté pour les anarchistes emprisonnés ». Eh bien, inutile de rêver, car c’est déjà fait. Et il ne s’agit pas d’une manifestation, il s’agit du maillot de Creu Negra Duatlética (Croix noire de duathlon), une association sportive libertaire. L’impact de cette image fut justement une des raisons à l’origine de ce projet qui, d’après son blog, « cherche, par le biais du sport, à dénoncer et faire connaître le préjudice subi par les prisonniers ».
Loin des Messi, Gasol, Pedrosa 1 et compagnie, sont apparues différentes initiatives sportives liant la pratique du sport à la diffusion des idéaux libertaires. Des collectifs comme la Croix noire de duathlon (CND, intégrée à la Croix noire anarchiste) ou l’Union des groupes excursionnistes libertaires (Ugel) promeuvent le sport populaire et ont une idée assez précise de ce que doit être une pratique sportive saine et délivrée du fardeau capitaliste.
L’Ugel, d’après son blog, est « une association de différents groupes de Catalogne dont la vocation est de faire de la randonnée une école qui, grâce au contact avec la nature, aide l’individu à forger son caractère dans le cadre de la solidarité et l’entraide ». Il y a d’autres associations similaires comme l’Agrupación Excursionista Serra Litoral (Groupe excursionniste de la montagne littorale), qui a son siège dans le local de la CNT de la commune de Premiá, ou Atletes Vegetarians Sense Límits (Athlètes végétariens sans limites). Ces derniers indiquent sur leur site Web qu’ils veulent « réunir les personnes sportives, végétariennes, ne voulant pas se limiter à ces deux concepts, mais défendre les droits des sans-voix, animaux et humains ». Le fait que ces groupes soient nés ces dernières années montre – une fois de plus – l’essor des idées anarchistes, comme on a encore pu le constater avec la Trobada Anarquista de Catalunya (Rencontre anarchiste de Catalogne).
Ces groupes différencient sport spectacle et pratique du sport. Le premier est un sport d’élite engendrant un business qui devient son unique raison d’être. Ce sport occupe un rôle clé en tant que frein du mouvement ouvrier, puisqu’il agit comme libérateur de tensions, occupant le temps libre des classes populaires et créant des divisions et des affrontements incroyables. En revanche, la seconde est une activité physique salutaire et ludique, avec des règles établies d’un commun accord. Il s’agit de surmonter l’adversité sans écraser l’autre. Ainsi le concurrent devient-il un collaborateur à la recherche d’un objectif commun, visant le plaisir et le développement physique et mental.
Comme on peut le lire dans l’article « L’esport ens pertany » (le sport nous appartient) publié dans Solidaridad Obrera : « Cette conception du sport est la plus basique, celle des origines : une activité collective où chaque individu s’entraîne dans un environnement de camaraderie, toujours entre égaux, où les hiérarchies n’existent pas. » De fait, cette tradition du sport populaire n’a jamais disparu ; exemple, les courses cyclistes et les compétitions populaires d’athlétisme, où chacun réalise son meilleur temps et reçoit la même récompense. Autre exemple, l’alpinisme, où, malgré « le phénomène de masse, la conquête des sommets de plus de 8 000 mètres et la récente création de compétitions d’escalade, l’idéal de respect de la nature est toujours présent ».
Ces groupes misent sur le sport comme forme de distraction salutaire et populaire, développant en même temps la solidarité et les luttes sociales, renouant ainsi avec les traditions ouvrières libertaires. Mais, surtout, face au sport spectacle des millions, de la corruption, du dopage et des chiffres à multiples zéros – qui sont de véritables offenses en ces temps de crise que nous vivons –, ces projets montrent qu’il y a une autre manière de faire du sport.
Aujourd’hui, vivre le sport de cette manière est une proposition qui surprend mais qui n’est pourtant pas nouvelle. Au début du XXe siècle, quand le mouvement ouvrier était fort et se développait, on voyait déjà se tisser beaucoup de liens entre les pratiques sportives et les idéaux anarchistes. Historiquement, le mouvement anarchiste a utilisé le sport à des fins politiques, soit ouvertement pour renforcer et promouvoir la solidarité internationaliste, soit pour cacher des activités subversives, favoriser le développement individuel et collectif, dénoncer certaines politiques, propager des luttes ou pour promouvoir le rôle de la femme.

Les Olympiades populaires
De 1921 à 1937, le mouvement ouvrier organisa cinq Olympiades populaires avec une structure semblable à celle des Jeux olympiques officiels, mais avec un profil idéologique différent. On ne recherchait pas la compétition mais l’esprit de dépassement de soi ; on ne voulait pas un sport professionnel et mercantile, mais un sport accessible à tous. En même temps avaient lieu des exhibitions folkloriques, des expositions d’art, des conférences et des débats. Le baron de Coubertin lui-même reconnut une fois que cette façon de pratiquer se rapprochait plus de son idéal sportif.
Les Olympiades de 1936 devaient débuter le 19 juillet à Barcelone, ville choisie en raison de la force qu’avait prise là-bas le sport populaire dans les années 1930. Vingt-trois délégations internationales s’inscrivirent, dont l’objectif, outre sportif, était de dénoncer les Jeux olympiques qui avaient lieu dans le Berlin nazi. Malheureusement, le soulèvement fasciste (NDT : des militaires espagnols) empêcha la tenue de ces Olympiades populaires le jour même de leur inauguration officielle, et elles ne purent plus avoir lieu.
L’année suivante, Anvers remplaça Barcelone et organisa les Olympiades populaires, qui comptèrent 27 000 sportifs de dix-sept pays, dont une équipe espagnole et une autre catalane. Finalement, les Olympiades populaires dépérirent quand l’URSS rejoignit le Comité olympique international pour y introduire la guerre froide.

Le Júpiter
Le Club Esportiu Júpiter (Club sportif Júpiter) fut créé en 1909 au Poble Nou 2 et fut l’une des premières équipes de football de Catalogne. Sa meilleure saison fut celle de 1924-1925, quand il fut champion de Catalogne et d’Espagne. Il posséda aussi d’autres sections sportives comme celles d’athlétisme, de hockey ou même de randonnée, qui fut très active. En raison de l’importance ouvrière du Poble Nou et de l’omniprésence de la CNT, il se transforma rapidement en point de rassemblement des militants anarcho-syndicalistes, et les déplacements du club servirent à nouer des contacts ou à acheter des armes. Le groupe d’action de Durruti, Ascaso et García Oliver, Los Solidarios, utilisa souvent les installations du club, et, pendant les années 1930, il disposa là d’un arsenal clandestin. En juillet 1936, ils volèrent deux camions, y installèrent des mitrailleuses et les garèrent sur le terrain de football dont ils firent leur quartier général pour stopper le soulèvement fasciste. Les militants syndicaux armés du quartier se rassemblèrent autour du terrain de sport, d’où ils partirent pour écraser les troupes rebelles (NDT : les fascistes). Pendant la guerre, le Júpiter collabora avec le Secours rouge international. Après la victoire de Franco, le nouveau régime fit modifier le blason du club, qui avait des connotations catalanistes, et tenta de transformer le club en une filiale du RCD Espanyol de Barcelona (Royal club sportif espagnol de Barcelone) 3.

Le naturisme libertaire
Au début du XXe siècle, et surtout pendant les années 1930, le naturisme libertaire devint un courant très puissant. Le végétarisme, le néomalthusianisme, le nudisme, l’intérêt pour la nature, les pratiques de contraception et l’amour libre furent quelques-unes des tendances de cette vague qui parcourut l’anarchisme. Un autre fondement de ce mouvement fut la pratique des sports de montagne. Il y eut de nombreux clubs d’excursionnistes libertaires qui profitaient des randonnées pour tout genre de finalités : pour se rapprocher de la nature, pour s’instruire, pour développer leur personnalité, pour se livrer à des pratiques interdites en ville – comme le nudisme –, pour avoir des pratiques salutaires, pour se réunir et débattre ou même pour s’entraîner à la lutte armée ou préparer des actions de guérilla.

Autogestion de quartier
Pendant les années 1970, le sport populaire et la randonnée connurent un nouveau boom au sortir de quarante ans de pénombre franquiste. À cette époque de reconstruction sociale, la lutte pour l’accès au sport s’est mêlée au reste des luttes concernant différentes demandes refusées aux classes populaires. Ce ne furent pas des luttes strictement anarchistes, bien qu’autogérées et inspirées des idées d’autonomie et d’action directe propres à l’anarchie. Il en va ainsi des Olympiades populaires qu’organisa, en 1973, l’association de quartier de Nou Barris 4. Pendant les quatre dimanches du mois de novembre de cette année-là, le centre social de Roquetes organisa ces journées au milieu de la Via Favéncia, dont la construction était inachevée. Il y eut trois cents jeunes qui participèrent aux épreuves d’athlétisme sur un espace de terre et d’ordures. Le but était de dénoncer le manque d’équipements sportifs dans le Nou Barris, car jusqu’alors le district n’avait que deux installations sportives, de surcroît privées et d’accès limité : le club de natation Sant Andreu et l’école sportive Brafa, cette dernière appartenant à l’Opus Dei et n’étant accessible qu’aux hommes…
C’est précisément à ce même endroit que nous avons actuellement un exemple de lutte de quartier autogérée en faveur du sport : les pistes de skate de la Via Favéncia (voir l’article « Quan patinar es un luxe a la Barcelona dels X Games » sur www.directa.cat). Les usagers de cette piste ont dû autogérer la remise en état de l’espace, devant la négligence de la municipalité, qui non seulement ne procède pas aux travaux d’entretien, mais qui, de plus, punit de contraventions ceux qui le font de leur propre initiative.


Roger Costa Puyal
(Traduction : Ramon Pino)



1. « Stars » millionnaires du sport ; respectivement du football, du basket-ball et de la moto 250 CC.
2. Quartier de Barcelone occupé par une large zone industrielle près de la Ronda litoral.
3. Pour plus de détails sur l’histoire du Júpiter, voir Le Monde libertaire n° 1718.
4. Quartier situé au nord de Barcelone.