La grève selon Bakounine : de la nécessité de la lutte économique

mis en ligne le 24 avril 2014
Les grèves sont une grande chose !
« Qui ne connaît les sacrifices et les souffrances qu’entraîne chaque grève pour les travailleurs ? Mais les grèves sont nécessaires ; elles le sont à ce point que, sans elles, il serait impossible de jeter les masses dans la lutte sociale et de les organiser. La grève, c’est la guerre, et les masses populaires ne s’organisent que dans la guerre et par la guerre qui arrache chaque travailleur à son isolement coutumier, absurde, sans joie et sans espoir ; la guerre le soude d’emblée à tous les autres travailleurs au nom d’une unique passion ou d’un seul but et fait comprendre à tous, de la façon la plus évidente et la plus convaincante, la nécessité de s’organiser avec rigueur pour remporter la victoire. Les masses populaires en effervescence sont comme le métal en fusion qui finit par ne plus former qu’une seule coulée plus facile à modeler que le métal à l’état froid, pourvu qu’il y ait de bons ouvriers pour lui donner une forme conforme aux propriétés ou aux lois inhérentes audit métal, conforme aux besoins et aux instincts du peuple. Les grèves réveillent dans les masses populaires tous les instincts révolutionnaires socialistes qui sommeillent au fond de tout travailleur, qui forment, si l’on peut dire, son essence historique, sociophysiologique, mais dont en temps ordinaire, sous le joug de l’accoutumance servile et de la soumission générale, bien peu nombreux sont ceux qui en ont conscience.
Par contre, quand ces instincts, suscités par la lutte économique, se réveillent dans les foules ouvrières soulevées, alors la propagande parmi elles de l’idée révolutionnaire socialiste devient d’une facilité extrême. Car cette idée n’est pas autre chose que l’expression pure et fidèle des instincts du peuple. Si elle ne concorde pas entièrement avec ces instincts, c’est qu’elle est fausse ; et pour peu qu’elle le soit, elle sera écartée par les masses populaires. Mais au contraire, si elle en est l’exact reflet, si elle est vraiment l’idée du peuple, elle s’emparera à coup sûr et très vite des foules populaires révoltées ; et une fois qu’elle aura pénétré dans le peuple, elle ne tardera pas à se muer en réalité triomphante. Chaque grève est encore d’autant plus précieuse qu’elle élargit et approfondit de plus en plus l’abîme qui désormais sépare partout la classe bourgeoise de la masse populaire ; qu’elle montre de la façon la plus évidente aux travailleurs l’incompatibilité absolue de leurs intérêts avec ceux des capitalistes et des possédants, ruinant ainsi, dans le sentiment des masses, aujourd’hui exploitées et asservies par le Capital et la grande propriété, toute possibilité de compromis ou d’arrangements ; coupant dans la racine ce que nous appelons le socialisme bourgeois, elle met la cause de l’émancipation du peuple hors de toutes les combinaisons économiques et politiques des classes possédantes.
Oui, il n’y a pas de meilleur moyen que la grève pour soustraire les travailleurs à l’influence politique de la bourgeoisie. Nous en avons récemment eu la preuve en France. On sait que les élections de 1869 dans les trois villes principales : Paris, Lyon et Marseille, ont été un triomphe pour le parti républicain bourgeois, grâce à l’unanimité avec laquelle les travailleurs, oubliant les journées de Juin, tous les anciens affronts et les amères leçons d’un passé récent, ont donné leurs suffrages aux républicains intransigeants, intransigeants à un double point de vue : par rapport à l’empereur et à l’Empire, mais davantage encore par rapport au socialisme populaire. De la part des travailleurs, ce fut très généreux mais aussi très… naïf. Oui, les grèves sont une grand-chose : elles lèvent, peuplent, organisent et instruisent l’armée ouvrière ; une armée appelée à vaincre et à briser la force bourgeoise étatique et à préparer le vaste et libre terrain pour un monde nouveau. »
Extrait de L’Alliance universelle de la démocratie socialiste, section russe. À la jeunesse russe.

Pour une réforme radicale
« Du moment que cette question fut posée, le peuple partout, dirigé par son bon sens admirable aussi bien que par son instinct, a compris que la première condition de son émancipation réelle, ou si vous voulez nous permettre ce mot, de son humanisation, c’était avant tout une réforme radicale de ses conditions économiques. La question du pain est pour lui à juste titre la première question, car Aristote l’a déjà remarqué : l’homme, pour penser, pour sentir librement, pour devenir un homme, doit être libre des préoccupations de la vie matérielle. D’ailleurs les bourgeois qui crient si fort contre le matérialisme du peuple et qui lui prêchent les abstinences de l’idéalisme, le savent très bien, car ils prêchent de paroles, non d’exemple. La seconde question pour le peuple est celle de loisir après le travail, condition sine qua non de l’humanité. Mais pain et loisir ne pourront jamais être pour lui obtenus que par une transformation radicale de l’organisation actuelle de la société, ce qui explique pourquoi la Révolution, poussée par une conséquence logique de son propre principe, a donné naissance au socialisme. »
Extrait de Fédéralisme, socialisme, antithéologisme

Alléger la situation actuelle
« En dehors des grandes questions de l’émancipation définitive et complète des travailleurs par l’abolition du droit de l’héritage, des États politiques et par l’organisation de la production et de la propriété collective, aussi bien que par les autres voies qui seront ultérieurement indiquées par les congrès, la Section de l’Alliance mettra aussi à l’étude et tâchera d’appliquer tous les moyens provisoires ou palliatifs qui pourront alléger, ne fût-ce que partiellement, la situation actuelle des travailleurs. »
Extrait de Rapport sur l’Alliance pour un enseignement intégral

« La première question, c’est celle de son émancipation économique, qui engendre nécessairement aussitôt et en même temps son émancipation politique, et bientôt après son émancipation intellectuelle et morale. En conséquence, nous adoptons pleinement la résolution votée par le congrès de Bruxelles : “Reconnaissant qu’il est pour le moment impossible d’organiser un enseignement rationnel, le congrès invite les différentes sections à établir des cours publics suivant un programme d’enseignement scientifique, professionnel et productif, c’est-à-dire enseignement intégral, pour remédier autant que possible à l’insuffisance de l’instruction que les ouvriers reçoivent actuellement. Il est bien entendu que la réduction des heures du travail est considérée comme une condition préalable indispensable.” »
Extrait de L’Éducation intégrale, la solidarité comme devoir suprême

« L’Alliance dont je parlerai désormais est une tout autre Alliance ; ce n’est plus une organisation internationale, c’est la Section isolée, toute locale de l’Alliance de la démocratie socialiste de Genève, reconnue au mois de juillet 1868 comme section régulière de l’Internationale par le conseil général. Qu’il me soit permis de citer ici les premiers articles du nouveau règlement. Ce sera la meilleure réponse à nos calomniateurs, qui ont osé dire que nous voulions la dissolution de l’Association internationale des travailleurs : “Art. 5. Les métiers, y compris naturellement les cultivateurs de la terre, sont le gage principal de leur prochaine délivrance. L’observation de cette solidarité dans les faits privés et publics de la vie ouvrière et de la lutte des travailleurs contre le capital bourgeois doit être considérée comme le devoir suprême de chaque membre de la Section de l’Alliance de la démocratie socialiste. Tout membre qui aura manqué à ce devoir en sera immédiatement exclu.” »
Extrait du Rapport sur l’Alliance

L’émancipation économique
« Oui, sans doute, les ouvriers feront tout leur possible pour se donner toute l’instruction qu’ils pourront dans les conditions matérielles dans lesquelles ils se trouvent présentement. Mais sans se laisser détourner par les voix des sirènes des bourgeois et des socialistes bourgeois, ils concentreront avant tout leurs efforts sur cette grande question de leur émancipation économique, qui doit être la mère de toutes leurs autres émancipations. »
Extrait de L’Éducation intégrale