L’Atlantique noir

mis en ligne le 17 avril 2014
1739AtlantiqueNoirAu musée du quai Branly, jusqu’au 18 mai, se tient une exposition : L’Atlantique noir. Derrière ce titre énigmatique se cache l’histoire de la publication par Nancy Cunard de Negro Anthology. Cette vaste fresque de huit cent cinquante-cinq pages, traitant de la culture noire, est publiée le 15 février 1934. Semblable à une grande enquête documentaire, elle mêle culture populaire, sociologie, politique, histoire, histoire de l’art, rassemble des articles, des archives, des photographies, des extraits de presse, des partitions musicales, des témoignages…

Une femme explosive
La première partie de l’exposition est consacrée à la personnalité de Nancy Cunard. Née en 1896 dans la classe supérieure britannique, fille d’un industrielle, elle rejeta ouvertement les valeurs de son milieu d’origine. Poète, modèle, éditrice, collectionneuse, militante, journaliste, anticonformiste, Nancy Cunard symbolise une période où l’avant-garde artistique et littéraire s’imbriquait avec le monde politique. Avec les années, loin de s’assagir, elle se radicalise : « Vivre sans passion, sans coup de folie, écrit François Buot, est pour elle totalement inconcevable. » De plus en plus indignée par le racisme et le colonialisme, elle s’éloigne de sa vie mondaine des années vingt. Elle fait scandale en quittant son amant Aragon pour s’afficher ouvertement avec un musicien de jazz noir. Elle investit tout son argent pour créer une maison d’édition et publier les textes poétiques et politiques de ses amis.
Dans cette section sont notamment exposées des photographies de Nancy Cunard, de ses amants et amis, de sa librairie, des bracelets qu’elle portait et qui la caractérisaient tant (photographies de Cecil Beaton, Barbara Ker-Seymer, Curtis Moffat, Raoul Ubac et Man Ray) ainsi que les couvertures de certains ouvrages de la maison d’éditions Hours Press. Un enregistrement sonore de Henry Crowder, jazzman américain, est diffusé dans cette section.

Negro Anthology (1931-1934)
C’est en 1931, année de l’Exposition coloniale et de « l’affaire » des jeunes Noirs américains de Scottsboro, que Nancy Cunard se lance dans la réalisation de cette anthologie historique. Les grands thèmes abordés dans Negro Anthology permettent d’appréhender les vastes réseaux artistiques, littéraires et politiques transnationaux que Nancy Cunard tissa dans les années 1910-1930. Ainsi sont mis en valeur l’importance de la diaspora intellectuelle et politique noire dans les années 1930 et ses liens avec les mouvements intellectuels et politiques européens et américains.
Composé d’articles, d’archives, de photographies, de dessins, de portraits, d’extraits de presse, de poèmes, de partitions musicales, de témoignages ou encore de statistiques, cet ouvrage de huit cent cinquante-cinq pages compte deux cent cinquante articles et cent cinquante auteurs. Les contributeurs sont africains américains, antillais, africains, malgaches, latino-américains, américains, européens, femmes et hommes. Y collaborent entre autres : Samuel Beckett, Georges Sadoul, Ezra Pound, Langston Hugues, Zora Neale Hurston, Georges Padmore, Alain Locke, Georges Lavachery, Jomo Kenyatta et Kenneth Macpherson.
Les contributeurs sont militants, journalistes, artistes, universitaires. Certains d’entre eux sont colonisés, discriminés, ségrégés. Negro Antology révèle le caractère transnational et multiforme des combats antiracistes et anticolonialistes des années trente.
La deuxième section de l’exposition explique le processus de réalisation de l’anthologie et présente les auteurs. Le caractère très original et hors norme de l’anthologie est mis en avant. Dans cette section sont notamment présentées, à la manière d’une galerie de portraits, les photographies des intellectuels et auteurs qui ont participé à Negro Anthology ; elles sont accompagnées d’une bibliographie pour chacun. Le sommaire de l’ouvrage est également reproduit scénographiquement ainsi que le modo du projet : « égalité des races, égalité des sexes, égalité des classes ».
Dans la partie suivante de l’exposition est exposé l’aspect politique de l’anthologie, aussi bien dans le choix des thèmes qui y sont abordés que dans les prises de position de ses auteurs (antiracisme, anticolonialisme, etc.), mais aussi les autres thèmes abordés par l’anthologie, comme les relations entre cultures urbaines et cultures rurales. Cet ouvrage se différencie des publications de l’époque sur les Noirs en donnant la parole aux militants politiques américains, antillais et africains. Grand documentaire sur la réalité contemporaine des mondes noirs de l’Amérique à l’Afrique en passant par les Caraïbes, cette section présente un ensemble de photographies (série sur les ramasseurs de bananes en Jamaïque, par exemple) ainsi que des documents d’archives (pétitions, manifestations relatives à l’affaire Scottsboro…).

De Harlem à l’Afrique du Sud : les artistes
Cette section évoque la manière choisie par Nancy Cunard pour aborder les questions artistiques. L’anthologie fait la part belle aux poètes, chanteurs, acteurs, musiciens d’Afrique et des Amériques noires. Elle présente à la fois des textes très attendus sur les shows célèbres des années 1930 tout en défendant un cinéma noir indépendant. Negro Anthology apporte un regard nouveau sur la musique et les arts plastiques. Sont diffusés dans l’exposition deux enregistrements sonores (Black Gypsy de Eddie South et extraits de « Living Is Hard : West African Music In Britain, 1927-1929 », Honest Jon’s Records) et un extrait du film muet Borderline de Kenneth Macpherson (1930).

1936
L’exposition se termine par l’évocation de l’engagement politique de Cunard, après la réalisation de l’anthologie, pour la cause des républicains espagnols et sa nouvelle vocation de journaliste. L’Anglaise retrouva de nombreux contributeurs de l’anthologie dans ce combat et en particulier les écrivains Langston Hughes, Tristan Tzara, Pablo Neruda ou encore son ancien amant Aragon. L’Anglaise se révélera une militante antifasciste convaincue. En 1936 lorsque éclate la guerre civile espagnole, elle quitte la France pour rejoindre la Barcelone républicaine.
Cette très belle exposition rend hommage à la belle personnalité de Nancy Cunard, loin des représentations habituelles de la mondaine, photographiée par Man Ray, qui avait la réputation de collectionner les amants comme elle collectionnait les bracelets d’ivoire. Negro Antology fut le projet titanesque auquel elle consacra des années de travail ainsi que des sommes folles.
Negro Anthology, d’une grande modernité formelle et théorique, est à la fois une histoire des Amériques noires et de l’Afrique dans le temps mais aussi une histoire politique et culturelle de son temps. Elle est une illustration de la formation internationale et transculturelle que Paul Gilroy appelle « l’Atlantique noir ».