L’accorderie : un système D en période de crise ou prémices d’un nouveau fonctionnement social

mis en ligne le 20 mars 2014
Par ces temps de crise et de précarité grandissante, on a souvent tendance à confondre l’entraide avec l’humanitaire. Loin de l’assistanat (par les aumônes étatiques) ou du bénévolat (genre Restos du cœur), le concept d’accorderie développe certains points intéressants, même si pour l’instant il est soumis à des entités municipales ou étatiques.
Ce concept nous vient du Québec où il a démarré en 2002. C’est un réseau d’échanges de services dont la mission est de combattre la pauvreté et les exclusions sociales en renforçant les solidarités dans la communauté locale entre des personnes d’âges, de classes sociales, de nationalités et de sexes différents.
C’est la fondation Macif qui a souhaité développer ce concept en France après deux expérimentations mises en place en 2011 : l’une à Chambéry (Savoie), l’autre à Paris XIXe.
Depuis, dix accorderies se sont montées en France dont quatre à Paris 1. Comme nous le disons, ses membres (accordeurs), sont issus de milieux sociaux divers, de nationalités et sexes différents, actifs ou retraités, et sont donc une parfaite représentation de la mixité sociale au sein des quartiers où existe une accorderie.
L’accorderie peut se constituer en structure d’économie sociale et solidaire autonome ou être portée par une autre structure.
Par exemple, l’accorderie 19 est portée par la régie de quartier du XIXe (association à but non lucratif, agréée par l’État, comme entreprise d’insertion sociale et professionnelle).
Elle ne fonctionne qu’avec des subventions. La mairie de Paris, la Fondation Abbé-Pierre et la Fondation de France ont rejoint la Macif. État, mairie de Paris, Fondations de France de l’Abbé Pierre… Autant de mots qui fâchent dans nos milieux. Permanents (un ou deux par accorderie) salariés grâce aux subventions communales ou étatiques ; soit. Mais rien ne nous empêche de participer et bénéficier de ces services sans renier nos principes, ni perdre notre âme : après tout dans ce pays, la presse bénéficie de quelques aides octroyées par le ministère de la Culture. Pour Le Monde libertaire, il s’agit de miettes, mais nous acceptons ces miettes. Idem pour Radio libertaire sans que ceci hypothèque notre volonté d’atteindre une société sans classes. De même, si actuellement des problèmes perdurent dans les accorderies, comme la possibilité de disposer de locaux, de matériel, etc. – toutes choses qui ont un coût et qui sont actuellement financées par des subventions –, l’objectif à terme pour les accorderies est bel et bien de devenir indépendantes.
L’Accorderie est une franchise, en obtenir le label est soumis au respect d’une charte dont voici les principes :
1. Une heure de service rendu égale une heure de service reçu.
2. L’échange repose sur le temps et non l’argent.
3. L’équilibre dans les échanges : un accordeur doit rechercher l’équilibre entre ses offres et ses demandes de service
4. De l’échange et non du bénévolat (ni de l’assistanat)
5. Prise en charge de l’organisme par les accordeurs. L’implication des accordeurs, au cœur du processus, fonctionne selon les principes de la démocratie (au sens large) : réunions, assemblées, discutions, propositions, décisions après vote (pouvant être revues après confrontation à la réalité du terrain).
À noter : pour un professionnel en activité, il est interdit de proposer un service gratuit dans sa branche (pour cause de « concurrence déloyale » et non-versement de cotisations sociales…).
Chaque offre de service est consultable par les accordeurs sur une page Web de l’accorderie locale ou dans un annuaire papier pour ceux qui ne disposent pas d’un accès à Internet. Chaque échange est comptabilisé par une « banque du temps » (une heure de service rendu = une heure de service reçu). Lorsque quelqu’un devient accordeur, quinze heures sont déposées sur son « compte temps », ce qui lui permet d’échanger immédiatement des services. Cadeau de bienvenue en somme. Donc pas d’argent pour payer ces services, ni de monnaie fictive, comme par exemple dans nombre de SEL (systèmes d’échanges locaux). Uniquement du temps échangé sans donner plus de valeur à une heure de repassage ou de bricolage exécutée par une personne sans diplôme particulier, qu’à une heure de soutien scolaire donnée par une personne diplômée (bac + 3, 5, 8…). On en revient à une notion chère au cœur des anarchistes : chacun participe suivant ses moyens, sans que ces moyens soient hiérarchisés et donc rétribués de manière plus ou moins importante, ou différemment valorisés suivant qu’il s’agit « d’intellectuels » ou de « manuels ». Pour faire tourner la société, les compétences du plombier sont aussi utiles que celles du médecin, et donc mises à disposition de la collectivité, en tant que capacités nécessaires et équivalentes. On se rapproche donc du concept : à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens.
Tout le monde peut devenir accordeur à condition de respecter la charte et de vivre à proximité géographique de l’accorderie pour rendre possibles les échanges.
On peut échanger des services dans des domaines d’activité aussi nombreux que variés : de l’arrosage des plantes à la traduction en passant par le dépannage informatique, la cuisine et les petits travaux de bricolage…
(Pour plus d’information et notamment la liste complète et classée des activités échangées, aller sur le site Accorderie.)

Alors ?
D’un côté, la présence de « cadres » institutionnels (agrément de l’État), juridiques (franchise, label) et financiers (subventions) montre un réel « verrouillage » du fonctionnement.
De l’autre, l’égalité de reconnaissance des compétences entre un niveau bac + 5 et un niveau bac – 3, l’absence de circulation d’argent et la liberté d’organisation, d’initiative et de réalisation n’inaugurent-elles pas certaines pratiques dont on souhaite la généralisation ? Nous n’en sommes évidemment pas à l’autogestion généralisée (et l’État est toujours présent), mais l’auto-organisation est indéniable, le rejet de l’argent roi aussi.
Doit-on considérer qu’en tolérant ces exemples d’économie parallèle, l’État se désengage à bon compte de ses obligations ?
N’est-il pas risqué pour lui de « laisser la bride sur le cou » à des centaines de citoyens (le fichier de l’accorderie 19 compte 600 membres) qui se « débrouillent » par eux-mêmes ? S’organiser en marge de l’État est toujours une façon de souligner ses lacunes en ce qui concerne les besoins réels de la population. Reste à élargir le plus possible ces formes d’auto-organisation jusqu’au point de rupture avec l’État. Pour ce dernier, tolérer des « bouts » d’autonomie ou d’indépendance dans le fonctionnement de la société est une chose. Se laisser supplanter par ces parcelles au fonctionnement acapitaliste en est une autre. C’est évidemment ce vers quoi nous devons tendre, en reliant ces formes d’organisation de la population travailleuse ou non, dans les entreprises et dans les quartiers. Cette « gymnastique », cette pratique, alliées à d’autres formes de luttes contre la société marchande dans laquelle nous vivons s’avèrent souvent une excellente préparation à la future société égalitaire et libertaire.





1. Pour Paris, il s’agit des accorderies des XIVe, XVIIIe, XIXe arrondissements et de celle du Grand Belleville qui recouvre les Xe, XIe et XXe arrondissements.



Claire Lartiguet
Accordeuse