Élisée Reclus et G. Marsh, quelle rupture ?

mis en ligne le 13 mars 2014
1734HommeNatureLe géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) est l’un des premiers à évoquer, en France comme en Europe, les travaux de l’Américain George Perkins Marsh (1801-1882) sur l’environnement naturel. En 1864, dès l’année de sa publication, il présente l’ouvrage de Marsh qui l’a rendu célèbre, Man and Nature 1. Il le cite à nouveau dans son premier livre, La Terre (1868-69).
On s’attend donc à ce que, lorsqu’il évoque les parcs nationaux américains dans son dernier ouvrage, L’Homme et la Terre (1905), il mentionne, même brièvement, le nom de Marsh qui a inspiré la création du Parc de Yellowstone (1872) et qui sera considéré par beaucoup, notamment par l’essayiste Lewis Mumford (1895-1990), comme l’un des précurseurs de l’écologisme 2. Or il n’en fait rien.
Que s’est-il donc passé entre Marsh et Reclus pour que celui-ci n’en parle plus ?

Marsh, puritain et partisan des whigs
George Perkins est le fils de Charles Marsh, descendant d’un des premiers colons puritains en 1633, calviniste fervent et premier attorney de Woodstock 3. Admirateur du légendaire quaker Jonathan Edwards, George « se sent le devoir d’adhérer à la religion de son berceau jusqu’à ce qu’il en trouve une moins objective, ce qu’il ne réussit pas à faire » 4. Il obtient son diplôme de droit et se passionne aussi pour les langues.
De 1843 à 1849, il représente le parti whig au Congrès (ancêtre de l’actuel Parti républicain, qu’il rejoint d’ailleurs en 1856 lors de sa création), où il s’oppose à l’esclavage. Il devient ambassadeur des États-Unis en Turquie (1849-1854), puis en Italie (1861-1882). Selon l’un de ses biographes, « il parvient à ses idées sur l’environnement par les valeurs dérivées de la philosophie whig », soit : le conservatisme, « le progrès maîtrisé » et la priorité du « bien public sur les intérêts privés » 5.
Son Man and Nature, édité en 1864, est publié en italien en 1870. Il est réédité en 1874 sous le titre de The Earth as modified by human action, man and nature, et plusieurs fois par la suite. Le jeune Reclus, de retour des Amériques (1853-1857), se montre tout d’abord enthousiaste envers la première édition (1864) qui insiste sur les destructions de la nature causées par l’homme. Dans son article pour la Revue des Deux Mondes, il en rend compte très favorablement : « Grande érudition », « point de vue très élevé », bien que mentionnant un défaut (« sorte d’enquête détaillée, mais trop dépourvue de méthode ») 6.
Les deux hommes échangent une correspondance entre 1868 et 1871. Puis, ensuite, plus rien. Élisée Reclus évolue. La Commune de Paris (1871) passe par là, son engagement anarchiste se confirme, sa géographie part de considérations surtout géophysiques pour se diriger vers une géographie sociale plus mûre, plus complète. Alors que les deux hommes auraient pu se voir – Reclus vit en Confédération helvétique, en exil, Marsh se trouve en Italie, comme ambassadeur – cela ne se fait pas.
Désormais, Élisée Reclus considère probablement le travail et la personnalité de Marsh sous un autre angle. Une lecture des écrits de Marsh laisse entrevoir en effet des considérations mystiques et misanthropes éloignées du projet anarchiste comme d’une géographie sociale anthropocentrée.

Marsh : une vision religieuse de la nature et de l’environnement
La position intellectuelle de George Perkins Marsh est en effet claire : « L’homme est partout un agent perturbateur. Là où il met ses pieds, l’harmonie de la nature tourne à la discorde 7 ». Cette conception de l’être humain comme « agent perturbateur » – expression qui relève d’ailleurs du vocabulaire policier – deviendra un topos central chez les écologistes, que ce soit « l’homme apparu comme un ver dans le fruit » chez Jean Dorst ou « l’homme, facteur perturbant » chez Bernard Charbonneau 8.
Les références religieuses se multiplient chez Marsh. « L’homme a oublié pendant trop longtemps que la terre lui avait été donnée comme usufruit seulement, non pour la consommation, encore moins pour un gaspillage effréné. […] La Nature a été laissée au pouvoir irréparable de l’homme […] alors que, dans la plénitude des temps, son Créateur l’appellera pour entrer en sa possession 9 ».
La référence au Créateur est tout sauf anodine. Quant à l’être humain qui serait intrinsèquement gaspilleur et stupide, déconnecté de toute contextualisation historique ou politique, c’est un motif religieux renvoyant au péché originel. La sobriété évoquée par Marsh – conforme au terme novlangue des décroissants qui l’ont substitué au ringard et trop connoté « ascétisme » – est d’ailleurs louée par les Évangiles : « Que ceux qui usent de ce monde soient comme s’ils n’en usaient point » (I Corinth. VII. 29-31).
Dans l’édition de 1882, Marsh accentue son positionnement religieux. « L’attention du public n’a été qu’à moitié éveillée à la nécessité de restaurer les harmonies dérangées de la nature, dont les influences bien équilibrées sont si propices à tous ses surgissements organiques, et de réparer notre grande mère de la dette que la prodigalité et la générosité des précédentes générations ont imposée à ses successeurs – remplissant alors les commandements de la religion et de la sagesse pratique d’user de ce monde et de ne pas en abuser 10. » On voit que cette idée de dette – typiquement religieuse – et que l’on retrouve de nos jours sous la notion de « dette écologique » n’est pas nouvelle.
Marsh poursuit. « Il existe, non seulement dans la conscience humaine ou dans l’omniscience du Créateur, mais dans la nature extérieure, une trace [a record] ineffaçable, impérissable, peut-être lisible même pour l’intelligence créée, de chaque action menée, de chaque mot prononcé, de chaque souhait, propos ou pensée par l’homme mortel, de la naissance de ses premiers parents à l’extinction finale de notre race ; les traces physiques de nos péchés les plus secrets resteront donc jusqu’à ce que le temps s’abolisse dans l’éternité de laquelle ce n’est pas la science mais la religion seule qui pourra en prendre connaissance 11. » On pourrait ajouter : amen.

Le puritanisme, point commun des précurseurs américains de l’écologisme
C’est bien sur ces bases religieuses, puritaines, que se fonde le courant qui donnera naissance à l’écologisme aux États-Unis. Emerson, Thoreau, Marsh, Muir, Pinchot, Burroughs, Jeffers et plus tard Rachel Carson, évoluent en effet dans le milieu calviniste – Aldo Leopold relevant du luthéranisme – certains avec dévotion comme John Muir (1838-1914). Un jour de sa jeunesse, ce campbellite fervent pratiquant, fondateur du Sierra Club, proclame « dire adieu à toutes les inventions mécaniques, déterminé à dévouer le reste de sa vie à l’étude des inventions de Dieu », à savoir la Nature 12.
La polémique, à propos de la construction d’un barrage sur la Hetch Hetchy dans le parc de Yosemite, entre Gifford Pinchot (1865-1946), grand admirateur de G. P. Marsh, nommé par le président Theodore Roosevelt à la direction de l’U.S. Forest Service en 1898, et John Muir, qui fut d’abord son ami, est célèbre. Le premier cherche à conserver les espaces naturels tout en prônant leur exploitation raisonnable, le second récuse toute utilisation autre que contemplative. Il n’empêche : les deux, croyants et pratiquants, puritains et calvinistes, mènent leur combat environnementaliste au nom de la Bible et de la religion.
Pour Pinchot, le but de la conservation de la nature est « d’aider à faire advenir le Royaume de Dieu sur terre » 13. Pour Muir, les arguments des aménageurs « sont curieusement les mêmes que ceux du démon, c’est-à-dire dédiés à la destruction du jardin originel… Ces destructeurs de temples, ces dévots du mercantilisme ravageur, semblent avoir un parfait mépris de la Nature et, au lieu de diriger leurs yeux vers le Dieu des montagnes, ils le dirigent vers le tout-puissant dollar » 14.
Il faut bien être conscient de l’importance que tient cette philosophie religieuse dans le discours métapolitique sur l’environnement, et de son conditionnement dans l’évolution vers un capitalisme vert. Épicentre du capitalisme mondial, les États-Unis façonnent les valeurs du monde avec leur puritanisme dans tous les domaines.

La géographie sociale d’Élisée Reclus
Le titre initialement proposé par Marsh pour son ouvrage est L’Homme, perturbateur de l’harmonie de la nature 15. Mais son éditeur s’interroge : « L’homme n’agit-il pas en harmonie avec la nature ? Et selon ses lois ? N’est-il pas une partie de la nature ? » « Non, réplique Marsh, rien n’est plus éloigné de ma croyance que l’homme serait une partie de la nature et que son action serait contrôlée par les lois de la nature ; en réalité, le fil conducteur de mon livre est de renforcer l’opinion contraire, et d’illustrer le fait que l’homme […] est un agent moral libre, travaillant indépendamment de la nature 16. »
Ce propos de Marsh exprime en fait deux choses : un refus sous-jacent du darwinisme, qu’il conteste par ailleurs explicitement, et une affirmation de sa conception puritaine de l’individu libre devant Dieu. Il s’agit d’une position aux antipodes de celle du géographe anarchiste Élisée Reclus.
Il est probable que Reclus n’ait rien su de cet échange entre Marsh et son éditeur. Une lettre perdue (la correspondance de Reclus à Marsh est conservée – aux États-Unis – mais nous n’avons pas celles de Marsh à Reclus) a peut-être fait état d’un désaccord, à moins que les deux hommes n’aient simplement entériné leur distance intellectuelle.
Le géographe Gary Dunbar veut d’ailleurs « insister sur le fait qu’ils étaient sur des chemins parallèles, appréciant le travail de l’un et de l’autre, mais sans emprunter leurs idées essentielles » 17.
Reclus a dû se rendre compte du soubassement philosophique et politique d’un Marsh qui, selon l’un des spécialistes de l’histoire de l’environnementalisme, est « whig de bout en bout, les Whigs étant avant tout un parti d’hommes comme lui, d’entrepreneurs nés dans la classe moyenne et supérieure » 18. Il peut difficilement s’y rallier ou la cautionner.
Élisée Reclus dépasse l’approche mystique et organiciste de la nature. Il insiste sur les « travaux de l’homme » et des « peuples » qui, à mesure qu’ils se sont « développés en intelligence et en liberté », sont « devenus, par la force de l’association, de véritables agents géologiques [qui] ont transformé de diverses manières la surface des continents, changé l’économie des eaux courantes, modifié les climats eux-mêmes » 19.
Dans cette action de transformation, l’humanité a une responsabilité dynamique vis-à-vis de la nature, c’est-à-dire vis-à-vis d’elle-même puisqu’elle en est issue. Les deux principes qui la guident reposent à la fois sur la raison – bien s’organiser, bien gérer la nature – et sur l’esthétique – soigner la nature, l’embellir, donc s’embellir soi-même.
Reclus veut que l’humanité aménage correctement et consciemment son environnement (ce qu’il appelle « la nature environnante »). Le bonheur de l’humanité « ne sera tenu pour tel qu’à la condition d’être partagé par tous, de s’être fait conscient, raisonné et de comprendre en soi les recherches passionnantes de la science et les joies de la beauté antique » 20.
Rappelons que les trois « lois » de la géographie sociale énoncées par Élisée Reclus à la fin de sa vie sont « la lutte des classes », « la recherche de l’équilibre et la décision souveraine de l’individu ». Rien que la référence à la notion de la lutte des classes suffit à éloigner les fondamentalistes de l’écologisme glosant sur la nature humaine.







1. « L’Homme et la Nature — De l’action humaine sur la géographie physique ». Revue des Deux Mondes, 54, p. 762-771.
2. Dans The Brown decades (1931), Mumford qualifie Marsh de « source du mouvement de conservation [de la nature] » (the fountainhead of the conservation movement). Dans ses livres comme La Cité à travers l’histoire (1961) ou Le Mythe de la machine (1967), Mumford se réfère parfois à Kropotkine mais jamais à Élisée Reclus.
3. Lowenthal David (1953) : « George Perkins Marsh and the American geographical tradition », Geographical Review, 43-2, p. 207-213. (1959) : George Perkins Marsh, versatile Vermonter. New York, Columbia University Press. (1965) : Man and nature by George Perkins Marsh. Cambridge, Harvard U. P.
4. Lowenthal David (2003) : George Perkins Marsh, prophet of conservation. Seattle and London, University of Washington Press, 656 p., p. 375.
5. Fleischman Lesley (2007) : Elite environmentalism, the roots of the modern environmental movement in the 19th century whig philosophy of George Perkins Marsh. Thèse, Bryn Mawr College, p. 4.
6. Op. cit.
7. The Earth as modified by human action, man and nature (1884), p. 36.
8. Dorst Jean (1965) : Avant que Nature ne meure, pour une écologie politique. Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 558 p. Charbonneau Bernard (1992) : « Le Chaos du système », Combat Nature, 96, p. 489.
9. Man and Nature, Lowenthal (1965), op. cit., p. 36.
10. The Earth as modified by human action (1882), p. 5.
11. Ib., p. 375-376.
12. The Writings of John Muir, vol. 9, 1923, p. 155.
13. Pinchot Gifford (1910) : The Fight for Conservation. New York, Doubleday, p. 95.
14. Muir John (1912) : The Yosemite. New York, The Century Co., p. 262.
15. Man the disturber of nature’s harmonies. Lowenthal (2003), op. cit., p. XXXVIII.
16. Ib.
17. Dunbar Gary (1978) : Élisée Reclus, historian of Nature. Hamden, Archon Books, 200 p., p. 45.
18. Dorman Robert L. (1998), A Word for Nature : four pioneering environmental advocates, 1845-1913, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, p. 13.
19. La Terre, description des phénomènes de la vie du globe (1868), Paris, Hachette, chap. I, livre i, p. 86.
20. L’Homme et la Terre, t. VI, chap. XII, p. 539.