Un livre dérangeant : Frank Mintz, Histoire de la mouvance anarchiste (1789-2012)

mis en ligne le 23 janvier 2014
Plusieurs aspects de ce livre dérangent : l’amplitude de la période étudiée, le rejet qu’il implique d’un « mouvement » anarchiste spécifique, le travail purement individuel à partir de multiples sources en diverses langues.
Et, surtout, on se heurte aux questionnements imposés aux lecteurs. Ils sont secoués par une condamnation définitive du capitalisme et de la pseudo-démocratie cloacale, nullement distincte dans sa nature de toute dictature, « une utopie consciente qui cache non pas un mensonge, mais une escroquerie maffieuse sous couvert d’intervention humanitaire d’armées d’occupation ».
Puis, les lecteurs subissent de dures critiques de l’anarcho-syndicalisme, de l’individualisme, de la franc-maçonnerie, de l’insurrectionnalisme et du plateformisme. Frank Mintz écrit même qu’il existe chez les anarchistes « un péché d’orgueil individuel (mon expérience me permet de juger le présent et ses évolutions ultérieures) et aussi d’infaillibilité du dogme (pas d’anarchistes dans les environs, pas de futur libertaire pour les habitants) ».
Mintz évoque, cependant, une revendication de bien des aspects de Bakounine et de Kropotkine, les luttes autogestionnaires en Russie et en Espagne et une affirmation de la lutte constante et anonyme du militant anarchiste, tout à l’opposé de ce que l’auteur qualifie d’« intransigeance, [de] sectarisme anarchiste ».
Et l’auteur de s’opposer à « cette pétrification intellectuelle », alors que les révolutions apparaissent tant en 1956 que dans certains pays arabes en 2010-2013. Cela « montre un beau et constant refus des “sauveurs” militaires et de leurs jumeaux religieux, issus du ras-le-bol d’être foulés aux pieds. C’est le même réveil du peuple, dans le passé, brisant le totalitarisme du socialisme scientifique en Hongrie et en Pologne ».
Mintz aboutit ainsi à une vision similaire à celle de Noam Chomsky en 1970 dans Notes sur l’anarchisme. « La mouvance anarchiste se définit, dans mon esprit, par ses aspects concentrés autour d’une interprétation d’une idée (l’autogestion à la base). L’inspiration souple des études de Marx, du conseillisme, voire du luxembourgisme peuvent servir, surtout en partant d’une pratique de respect envers l’individu et la nature. Un tel agglomérat dans son refus de l’autoritarisme sous toutes ses formes ne peut devenir harmonieux que s’il est fidèle à ses propres règles de respect des autres et de volonté d’édifier un autre futur avec tous et pour tous ».
Mintz propose donc aux lecteurs une approche où il s’inclut : « Nous cherchons à impulser la dignité chez les citoyens les plus démunis, en leur proposant de s’unir dans la révolte, parce que nous portons dans nos cœurs, comme Buenaventura Durruti, un monde différent, nouveau. »
L’argumentation du livre étant posée, on en déduit que l’auteur revendique sa place dans un ensemble anarchiste débarrassé, selon lui, de ses tares de fermeture sectaire.
Mintz est en quête de l’osmose qui a existé entre les travailleurs révoltés et les idées libertaires, aussi bien durant la Commune de Paris que pendant les révolutions russe et espagnole de 1917-1921 et 1936-1939, la révolution hongroise des conseils de 1956 – Hannah Arendt la jugeait comme une application authentique de la démocratie –, les conflits quasi ou carrément révolutionnaires de ce début du XXIe siècle de l’Argentine au bassin méditerranéen.
Mintz ne résout pas le problème de la coordination (trop souvent viciée par une vision militariste d’état-major sacrifiant ou pas ses pions pour vaincre) qu’il renvoie à l’action horizontaliste : « Nous avons bien des camarades ainsi sur plusieurs continents, capables de lutter et d’être acceptés par ceux qui désespèrent de tout et de tous, en refusant le lent génocide capitaliste. C’est cette union qui forge une mouvance anarchiste souple et ayant des solutions immédiates conçues et autogérées par la base. »
Ce point de la jonction entre les camarades conscients et les masses semble encore à résoudre si on le compare à une citation de l’auteur d’un texte de Bakounine de 1868 : « [L’Alliance doit organiser] une sorte d’état-major révolutionnaire composé d’individus dévoués, énergiques, intelligents, et surtout amis sincères, et non ambitieux ni vaniteux, du peuple capable de servir d’intermédiaires entre l’idée révolutionnaire et les instincts populaires. »
Le principal atout de ce livre est d’établir une jonction entre des analyses anarchistes passées et les problèmes actuels, sans occulter les autres approches et les critiques que l’auteur propose.
Ce choc est salutaire, car les lecteurs – curieux, sympathisants et militants – sont traités sur un même plan : « Nous rejetons tout système social où il existe des êtres humains mourant tous les jours de faim ou par manque de médicaments basiques ; où on prostitue son corps pour arriver à survivre et son âme pour garder son métier. Nous écartons le futur chargé de tout résoudre, à base de livres sacrés et des prophètes en tout genre. »

Le Scribe