Des idées… mais aussi de la violence et du sang

mis en ligne le 16 mai 2013
Si la distinction nette entre gauche et droite dans la population française ne date vraiment ni des Lumières ni de la Révolution, elle plonge malgré tout ses racines non seulement dans les débats d’idées du XVIIIe siècle, mais aussi dans les placements successifs des délégués dans les diverses assemblées de la période révolutionnaire qui a ouvert la voie à la fin de la monarchie et de l’aristocratie. À ma droite, les conservateurs de tous poils, qui défendent des prérogatives de classe ne concernant qu’une relative minorité et cherchent à ralentir l’évolution des idées et – surtout – de leur mise en application par la législation. À ma gauche, les novateurs et ceux qui mettent en avant le peuple, c’est-à-dire une très grande majorité de la population de notre pays.
Bien sûr, les confrontations frontales sont régulières et inéluctables entre ces deux entités politico-sociales. Mais aussi, les luttes, parfois fratricides, sont fréquentes entre les divers courants composant la gauche que l’on retrouve aujourd’hui encore dans les partis politiques, pendant et entre les élections : gauche libérale, radicaux, socialistes et communistes, anarchistes.
Le grand écart entre la frange libérale et les anarchistes à l’extrême gauche ne peut qu’être source de difficultés relationnelles entre des gouvernements trop à droite et des citoyens demandeurs de réformes fortes et sans fioritures !

Histoire et grandes figures
Après un historique allant de la période des Lumières au schisme du congrès de Tours et au Cartel des gauches, l’auteur – historien du syndicalisme révolutionnaire et de la culture politique, passé de la rédaction du Nouvel Observateur à Marianne – s’attache à placer la gauche dans le système politique français puis en étudie les temps modernes, de la descente aux enfers de la ive République qui se finit avec une totale décomposition de la gauche exsangue à l’émancipation des partis (intellectuels, étudiants, associations, syndicats : gauche sociale) suite à la période gaullienne close par le soulèvement de 1968. Puis viennent la période mitterrandienne, la gauche au pouvoir avec ou sans cohabitation, suivie par la gauche dans l’opposition à Chirac puis à Sarkozy après l’échec de Jospin. Enfin le retour de la social-démocratie aux commandes, en pleine crise économique et financière, met à mal les espoirs des travailleurs et des écologistes.
Outre une étude complète des 250 ans de cette histoire si riche – la Révolution française ; les Première, Deuxième et Troisième Républiques ; la Commune ; l’affaire Dreyfus ; la laïcité ; le Front populaire (référence incontournable encore aujourd’hui) –, Jacques Julliard se plaît à nous proposer de très intéressants portraits croisés des tenants de l’une ou l’autre des tendances de la gauche : Voltaire-Rousseau, Robespierre-Danton, Chateaubriand-Constant, Thiers-Blanqui, Hugo-Lamartine, Gambetta-Ferry, Clemenceau-Jaurès, Poincaré-Briand, Thorez-Blum, Sartre-Camus et enfin Mendès France-Mitterrand.
Si l’on connaît les grands traits de l’aventure dont nous vivons aujourd’hui une nouvelle épopée, cet ouvrage de 885 pages a le mérite de remettre à plat tous les événements, de montrer les belles réalisations et les rêves humanistes sans cacher les moments honteux et sanglants.

La « famille politique » libertaire
La « famille » libertaire est décrite en une trentaine de pages : au commencement, Proudhon, le père spirituel en France. « Un homme qui a su fédérer dans l’exécration tant d’hommes et de femmes que par ailleurs tout oppose ne saurait être complètement mauvais. » Puis Bakounine… Des femmes sont aussi présentes, en particulier Louise Michel et son rôle dans la Commune. En 1920, les anarcho-syndicalistes déclarent l’indépendance du syndicalisme par rapport à la politique, avec l’idéal de l’action directe (qui n’est pas synonyme de violence) qui oppose la lutte sur les lieux de travail et l’action électorale ou parlementaire. La lutte des classes et la grève générale sont l’aboutissement extrême de l’âpreté du combat de la classe ouvrière contre la société bourgeoise. La Première Guerre mondiale fut un tournant décisif dans la survie des anarchistes qui avaient, depuis la fin du XIXe siècle, profité des divisions internes du concurrent socialiste et qui devaient alors faire face à un nouvel adversaire, le communisme bolchevique. Si Lecoin fit du pacifisme son seul cheval de bataille, Monatte, Chambelland et Guérin, avec La Révolution prolétarienne, tinrent le flambeau d’un syndicalisme libre, rejoints dans les années trente par Simone Weil, « génial électron libre du filon libertaire ».
À côté de cet anarchisme « véritable » de gauche, certains intellectuels se réclament d’un « anarchisme de droite » : Anouilh, Aymé, Nimier, Blondin, Céline, Cioran, Autant-Lara, Yanne, Audiard, Gabin, etc. Des machistes viscéraux parmi lesquels aucune femme ne peut se glisser, nostalgiques d’un ordre perdu et pour beaucoup sympathisants du régime de Vichy. Cet amalgame d’individus n’a ni programme, ni reconnaissance de classe et « cette sensibilité-là est aux antipodes du véritable esprit libertaire ».

1968 et après
En 1968, à gauche, les maoïstes, trotskistes et anarchistes occupèrent tout l’espace : la droite ne se réveilla qu’à la toute fin en soutien à de Gaulle. Les partis politiques traditionnels de gauche et la plupart des syndicats furent absents des événements. Continuité entre le libertarisme étudiant et la contestation de toute autorité du vieil anarchisme ouvrier, le mouvement répercuta ses ondes dans tous les domaines de la vie de la société, avec la remise en cause de tout commandement et l’irruption d’une idée nouvelle en France : l’autogestion. Mais s’il est un point où la rupture avec le fond puritain des anarchistes fut complète, c’est celui de la libération des mœurs. « La diffusion des idées libertaires est devenue un phénomène durable qui excède de beaucoup les frontières traditionnelles de la famille anarchiste. […] La déviation actuelle du libertarisme est l’individualisme vulgaire et égoïste, une négation de l’intérêt général, accompagnée d’une vision consumériste de l’État et des institutions sociales. »
Vous l’aurez compris, ce gros dossier, passionnant et riche d’informations (les notes sont souvent très fouillées et apportent de forts éclaircissements), se doit d’être lu et retenu, toujours à portée de main… Sa bibliographie permettra à chacun de creuser tel ou tel point de détail. Jacques Julliard ne peut qu’être remercié pour être allé au bout de l’aventure, menant ce travail titanesque à sa conclusion sans céder à la tentation de l’abandon devant les difficultés rencontrées.

Serge Moulis