Prendre les armes

mis en ligne le 16 mai 2013
1706PeaceVouloir prendre les armes pour « avoir la paix » peut paraître paradoxal mais en rien absurde.

La guerre pour la paix
Utiliser la violence quand on se trouve devant un assaillant sourd à tout esprit de justice ou de liberté, devant un agresseur qui refuse toute tentative de négociation ou d’apaisement, devant un fasciste, devant un islamiste borné, un patriote expansionniste ou un chrétien demeuré, bref devant tout dogmatisme quel qu’il soit, prendre les armes, faire acte de violence pour se défendre est une attitude parfaitement justifiable.
D’ailleurs, prendre les armes présente un côté exaltant et enthousiasmant ; il n’est que de voir la fougue qui s’empare des hommes lorsqu’ils partent au combat. La Liberté guidant le peuple de Delacroix peut illustrer notre propos ainsi que d’autres représentations.
S’armer ou se préparer à la violence, quelle qu’elle soit, est le premier mouvement de tout un chacun devant une situation insupportable.
Cependant, pour vivre en paix, l’être humain est capable de beaucoup accepter, la plupart du temps pour ne maintenir qu’un statu quo médiocre ; ainsi, sa capacité d’endurer domination et exploitation étonne. La paix est-elle un bien si précieux ?
Il arrive même que la paix, la paix sociale, s’échange contre une guerre, lointaine si possible, guerre qui sera une diversion aux revendications et doléances diverses.
Mais, avec le temps, quelquefois, la paix tant voulue n’en est plus une ; la position devient intenable ; et, pour rétablir une paix véritable, l’agressé devra prendre les armes et vaincre, si possible, l’agresseur en lui imposant ses propres conditions.
Ainsi, à première vue, prendre les armes et vouloir la paix sont deux assertions, deux attitudes, parfaitement compatibles. On n’imagine pas d’échappatoire à cette alternative.
Pourtant, le mouvement des idées et des pratiques − avec l’histoire qui se déroule − semble avoir dégagé un horizon mental qui paraissait fermé. Une lente maturation s’est faite dans les esprits, maturation que l’on ne peut qu’esquisser ici, mais qu’il est possible de distinguer en visitant des auteurs comme Percy Shelley, Anselme Bellegarrigue, Henry David Thoreau et sans doute de nombreux autres, puis tout récemment un John Holloway accompagné de quelques contemporains.
Ainsi pouvons-nous voir que se sont ébauchées, très laborieusement sans doute, des réponses à l’alternative les armes ou la paix.

Non-violence, les précurseurs
Refus, résistance et créativité. Trois mots qui sont venus tout naturellement sous la plume d’Hélène Fleury dans sa belle préface aux Écrits de combat de Shelley, trois mots qui peuvent résumer la ligne de vie de ce poète au grand lyrisme et qui disparut très jeune dans une tempête (1792-1822).
Refus et créativité, ce sont également les mots clés de John Holloway dans son Crack capitalism. Un capitalisme qu’il ne s’agit plus de détruire, mais dont il faut refuser passivement l’entretien ; car nous l’alimentons au quotidien, obligés que nous sommes d’assurer notre survie. À cette fin − et l’idée de révolution n’est pas abandonnée par Holloway –, ce dernier propose « un renversement de la perspective révolutionnaire traditionnelle » en choisissant la construction d’une société nouvelle qui se ferait au moyen d’une créativité sociale accrue, ce par le développement de « brèches » dans l’espace ou tout simplement dans le temps, et par la pratique d’un « autre faire ». Son propos, à notre avis, n’en reste malheureusement qu’à l’état d’esquisse.
Nous pouvons remarquer que le capitalisme naissant est contemporain de la vie de Shelley, époque d’industrialisation brutale pour la société anglaise ; c’est le temps de la désertification forcée des campagnes et de l’expulsion non moins brutale des paysans vers les villes pour constituer les masses prolétariennes qui peupleront usines et ateliers. Shelley prendra parti pour ces nouveaux exploités en se révoltant contre leur effroyable misère. « Debout ! Comme des lions qui s’éveillent en nombre invincible ! Secouez vos chaînes, telle une rosée qui dans votre sommeil serait tombée sur vous ! Vous êtes beaucoup, ils sont peu. »
Si Shelley se révolte, c’est en exaltant un esprit de désobéissance proche de l’esprit du refus et de la résistance : « L’homme à l’âme vertueuse ne commande ni n’obéit. Le pouvoir, comme une peste désolante, souille tout ce qu’il touche ; et l’obéissance, fléau de tout génie, toute vertu, toute liberté, toute vérité, des hommes fait des esclaves, et de l’organisme humain un automate, une machine » (La Reine Mab, III).
Et on s’étonnera de découvrir sous la plume du poète ce que l’on ne peut décrire autrement que comme un balbutiement de la non-violence : « Restez calmes et résolus, comme une forêt dense et muette, les bras croisés, et avec des regards valant des armes invincibles. »
« Les bras croisés et d’un œil stoïque, avec peu de crainte et encore moins d’étonnement, regardez-les pendant qu’ils tuent, jusqu’à ce que leur rage s’évanouisse » (La Mascarade de l’anarchie).
Quand Shelley meurt à 30 ans, Anselme Bellegarrigue (1813-1869) n’est encore qu’un enfant. Il fut, sans aucun doute, le premier libertaire à se déclarer tel, le premier anarchiste individualiste et aussi le premier libertaire à dire son refus de la violence révolutionnaire.
« Quand le peuple aura bien compris la position qui lui est réservée dans ces saturnales qu’il paie, quand il se sera rendu compte du rôle ignoble et stupide qu’on lui fait jouer, il saura que la révolution armée est une hérésie au point de vue des principes ; il saura que la violence est l’antipode du droit ; et, une fois fixé sur la moralité et les tendances des partis violents, qu’ils soient d’ailleurs gouvernementaux ou révolutionnaires, il fera sa révolution à lui, par la force unique du droit… »
Le texte date de 1848.
En 1849, Thoreau publie son essai sur la désobéissance civile. Il écrit dans son Journal, 1837-1840, p. 204 (Finitude éd.) : « Les révolutions les plus grandes et les plus visibles sont l’œuvre de l’air au pied léger, de l’eau au pas furtif et du feu souterrain. »

L’action directe non violente
Refus, résistance, refus de la violence, désobéissance, désobéissance civile, cette lente évolution débouchera sur ce que nous nommons maintenant l’action directe non violente, action qui ne fait son apparition en France qu’en 1959, pendant la guerre d’Algérie, mais qui s’est manifestée en de nombreux autres endroits de par le monde.
Quant à la créativité, sociale ou artistique, c’est un chantier ouvert devant nous.
Suite à la publication de son livre l’Intelligence politique de la Révolution française et dans un entretien au Monde du 15 février 2013 intitulé « Pour la Révolution, la qualité première, c’est la défiance, pas l’obéissance », Sophie Wahnich écrit : « La question de l’obéissance et de la soumission fut notamment au centre des réflexions révolutionnaires. »
Quand Julie Clarini lui demande : « La Révolution débouche sur le retour spectaculaire d’un chef, sous les traits de Napoléon. Qu’en conclure ? », Sophie Wahnich répond : « C’est un des enjeux forts auxquels réfléchissent les révolutionnaires. Pour un certain nombre d’entre eux, si on doit être contre la guerre, c’est, bien sûr, parce qu’on n’apporte pas la liberté à la pointe d’un fusil, mais c’est aussi parce que dans une période de guerre, le pouvoir exécutif prend le dessus. Le danger de la soumission à un chef militaire est pointé dès 1791 par Robespierre, puis à nouveau par Billaud-Varennes dans son discours du 1er floréal, an II (avril 1794) : « Quand on a douze armées sous la tente […], l’influence militaire et l’ambition d’un chef entreprenant qui sort tout à coup de la ligne sont […] à redouter. L’histoire nous apprend que c’est par là que toutes les républiques ont péri. »
« Par la suite, sous le Directoire, on va utiliser le pouvoir militaire pour protéger le pouvoir civil ; autrement dit, le pouvoir exécutif de cette période habitue la société à l’idée qu’on peut avoir besoin de se soumettre au pouvoir militaire. Napoléon sort de cela. »