L’art de bien écrire pour faire mal

mis en ligne le 16 janvier 2014
Comment s’assurer qu’un pamphlet sera convaincant, ou, en d’autres termes, comment éviter de ne prêcher qu’aux convaincus ?
En l’écrivant bien.
C’est-à-dire ?

Ne dire que ce que l’on veut dire
Cela paraît évident ; c’est rarissime. On veut inciter des locataires à ne plus payer de loyers abusifs. On sait que l’avarice des propriétaires est celle de tous les exploiteurs. Va-t-on pour autant convaincre la locataire retraitée du troisième, ex-comptable d’une compagnie d’assurances, en comparant son sort à celui d’un mineur bolivien ?
S’en tenir à son sujet, donc. Pour se tenir à son sujet, il faut connaître son sujet. Or, tant de choses méritent d’être améliorées qu’on voudrait écrire sur tout. On soulève alors des problèmes difficiles où pullulent les occasions de montrer son incompétence. L’indignation ne pallie pas l’incompétence.
Quoiqu’une personne très indignée et une personne très compétente puissent produire à elles deux un pamphlet très efficace.
S’en tenir à son sujet signifie, aussi, ne pas céder à la tentation des digressions. La curiosité intellectuelle est une caractéristique presque obligatoire de l’anarchiste, et plus le problème que l’on traite est compliqué, plus on est tenté de mentionner ceci, cela et ceci encore.
Mais le lecteur d’un réquisitoire contre les centrales nucléaires ne souhaite pas nécessairement y lire l’histoire des betteraves biologiques. Du moins tant que les attaquants des centrales n’ont pas lancé sur la police des betteraves biologiques.
Le danger est le même à un niveau d’abstraction plus élevé. Réfléchir sur l’autorité n’est pas réfléchir sur le capital ; il ne faut exposer ses idées sur le capital que si elles sont essentielles à la compréhension de l’autorité. Rien n’empêche, si l’on a des idées, d’une part sur l’autorité et de l’autre sur le capital, de composer deux pamphlets.
En exposant un raisonnement sur une réalité complexe, on sait que les conséquences seront diversifiées, les causes nombreuses, les méthodes multiples ; faut-il pour autant tout, complètement tout, absolument tout, universellement tout mentionner ? Faut-il détailler, à chaque étape, les « structures de pouvoir étatiques, politiques, religieuses, sociales, économiques, syndicales, patriarcales et culturelles » ? Pourquoi ne pas se contenter de « la société » ou « les institutions » ou « le pouvoir » selon le cas ? Faut-il exhorter « les marins, les pêcheurs, les travailleurs des chantiers navals, les ouvrières des conserveries, les paysans, les employés, les fonctionnaires » douze fois dans un seul texte, ou se contenter des « travailleurs de Bretagne » ? On objectera que l’accumulation des données est l’un des facteurs de la preuve, donc de la conviction. Sans doute, mais la répétition de l’accumulation des données est l’un des facteurs de l’ennui.
Ce qui n’est pas nécessaire est nuisible.

Le dire bien
Un pamphlet est rédigé dans une langue. Une langue a des règles. Rien n’empêche de les jeter aux orties. Rien n’empêche non plus les lecteurs de jeter aux orties un pamphlet qu’ils ne comprennent pas.
L’écriture d’un pamphlet obéit à la loi des vases communiquants. L’énergie intellectuelle gaspillée par un lecteur à comprendre la forme obscure, biscornue, ampoulée, prétentieuse, confuse, d’un pamphlet est autant d’énergie qu’il n’aura pas pour comprendre le fond.
Plus les phrases sont simples, moins le lecteur peine.
Moins le lecteur peine, mieux il comprend.
Pas de propositions subordonnées emboîtées les unes dans les autres.
Pas de déplacements, jolis, mais épuisants.
Pas de tournures archaïsantes inutilement raffinées.
Pas de longues phrases de plusieurs lignes, car on ne peut apporter plus d’une idée par phrase que si l’idée véritable de la phrase est constituée par le rapport établi entre les différentes idées présentées dans la phrase (si vous n’avez pas tout de suite compris cette phrase, c’est parce qu’elle est exacte).
Un plan linéaire soulage l’effort intellectuel du lecteur.
Un raisonnement facile à suivre est facile à accepter.
Avec un plan tordu, à virages, le lecteur tombe dans le ravin.
Se méfier des répétitions involontaires. On a vu un pamphlet d’une quinzaine de pages où l’expression « même » (la personne même, l’idée même, la lutte même) était répétée trente et une fois. Attention aux « de plus » introduisant tous les paragraphes, aux « et » successifs dans une… même phrase, à « faire » ou « voir » mis à toutes les sauces. Attention, également, aux fréquentes répétitions d’idées, qui reviennent sous un mince déguisement qui n’a trompé que l’auteur.
Des options lexicales impliquant une virtuosité sémiotique liminaire. Pardon ?
Oui, des mots simples.
Exemples.
L’explicitation institutionnalisée des rapports contractuels : le droit.
L’inégalité intrinsèque dans l’allocation des ressources rares : l’exploitation.
La perspective programmatique formelle : le projet.
Le réseau hiérarchisé des transferts de processus décisionnels politiques : l’état.
On espère que ce dévoilement langagier d’une contrainte communicationnelle informera les modules d’actance de votre explicitation programmatique.
Pas de mots amibes. Comme les amibes, ces mots sont si souples, si informes, si banals, si répétés, qu’ils s’infiltrent partout.
La vie selon une encyclique papale n’est pas la vie selon un biologiste.
La crise selon un article de magazine n’est pas celle d’un psychotique.
Les valeurs des politiciens réactionnaires ne sont pas, prétendent-ils, celles de la Bourse.
Le fascisme désigne une idéologie et un régime politiques, pas le prurit d’autorité d’un patron.
« Incontournable » qualifie un gros rocher bloquant une piste étroite, pas le clip vidéo d’un ami
Où trouve-t-on les mots amibes à éviter ? N’importe quel exemplaire d’un magazine en utilise la liste complète. À l’inverse, l’attaque des mots amibes de l’adversaire suffit généralement à fournir la matière d’un pamphlet.
Lire, tailler. Relire, tailler. Re-relire, tailler. Re-relire encore, tailler encore, donner à lire à une amie, tailler, redonner à lire à un ami, tailler, donner encore à lire à quelqu’un qu’on connaît à peine, en prétendant qu’il s’agit de l’œuvre d’un tiers de façon qu’on vous donne un avis franc, tailler.
La vanité est le pire ennemi de l’auteur.

Le dire fort
L’orgue de l’éloquence anarchiste n’a que deux tuyaux : la rage et la pédanterie (oups ! répétition d’une idée déjà exprimée !). Les orgues des catholiques, qui s’y connaissent, utilisent douceur, insinuation, candeur, acharnement, exégèse, prophétie, autorité, chinoiserie, jovialité, poésie, etc.
Combien d’anarchistes ? Combien de catholiques ?

De l’indignation
Nous sommes indignés. Nous avons raison de l’être. Donc les autres aussi devraient l’être. Or, ils ne le sont pas.
Que faire ? Il ne sert pas à grand-chose de hurler. Nous hurlons depuis un siècle, personne ne nous écoute.
Si l’on veut que quelqu’un signe une lettre de protestation contre les enfants esclaves au Bengale, il ne suffit pas d’écrire : « Les esclavagistes bengalis sont des salauds, ceux qui ne signent pas ma lettre de protestation aussi ! » On doit établir (brièvement) l’existence du travail d’enfants au Bengale, montrer (brièvement) qu’il s’agit d’esclavage, décrire (brièvement) les conditions de vie des enfants esclaves, suggérer (brièvement) que si la fillette du signataire éventuel devait, de ses 35 kilos, soulever 800 briques de 4 kilos chaque jour sa croissance s’en trouverait compromise. L’indignation devient alors inutile ; les faits parlent d’eux-mêmes.
C’est une caractéristique regrettable des êtres humains qu’ils préfèrent écouter les faits plutôt que les anarchistes, surtout indignés.
Les faits parlent bien, c’est vrai. Mais en traitant de problèmes abstraits, on n’a pas toujours des faits réels à sa disposition : c’est pour cela que l’on utilise des images. Marx, « la religion est l’opium du peuple » et Lénine, « le gauchisme, maladie infantile du communisme », ont été, en ce domaine, des maîtres. Dans d’autres domaines aussi, hélas.
Les images sont très pratiques parce qu’elles respectent le principe de l’économie mentale : le cerveau préfère traduire l’inconnu en connu. Plus exactement, le cerveau, face à ce qu’il ne connaît pas encore, essaie de voir si quelque chose qu’il connaît déjà y ressemble. Les notions abstraites sont souvent inconnues, ou au moins rarement utilisées. Le pain, l’opium, la maladie, voilà des choses que le cerveau connaît déjà, dont il connaît déjà la nature, les usages, les conséquences.
Mais, attention ! Dès que l’on adopte plus d’une image par phrase, on réveille les poignards du capital qui martèlent les cœurs des mères pour frayer une voie escarpée aux vagues embrasées du fleuve sanglant de la répression aux yeux torves.

De l’insulte et de l’ironie
Images et ironie sont les deux mamelles du pamphlet. L’ironie est l’art de manipuler le discours de l’adversaire, afin que ce soit le lecteur lui-même, comme un grand, qui comprenne, en son for intérieur, ce que le discours de l’adversaire a de critiquable. On n’est jamais si bien convaincu que par soi-même.
L’ironie, c’est l’air de rien. Attention, l’air de rien s’évapore dès qu’on y verse de l’indignation.
Un expert en ironie ? Félix Fénéon en deux lignes : « Un agent de police, Maurice Marullas, s’est brûlé la cervelle. Sauvons de l’oubli le nom de cet honnête homme. » L’air de rien on lit sans comprendre. On se demande alors pourquoi un anarchiste écrit l’éloge d’un agent de police. On relit. On comprend l’énorme insulte, écrite l’air de rien. On s’en souvient bien mieux que quatre pages indignées, pleines d’insultes non déguisées sur la violence policière. Un autre ? « L’affaire des détournements à la direction de l’artillerie de Toulon se réduirait à rien, d’après l’enquête du directeur. » Trois lignes, l’air de rien.
Épouser l’adversaire ; c’est l’ironie qui nous y pousse.
Pourquoi ? Parce que, pour convaincre les gens, on doit parler leur langue. On ne hurle pas au visage d’une fille de colonel que les militaires sont des assassins. On lui demande à partir de combien de subordonnés tombés au champ d’honneur on est promu maréchal. On ne traite pas d’exploiteur un entrepreneur en faillite. On lui demande quel taux d’intérêt prenaient ses banquiers. Si on écrit que tout porteur d’uniforme est un criminel, les parents, les enfants, les conjoints de soldats ne le liront pas.
Si l’on demande en quoi l’avenir des familles est garanti lorsque les fils, les maris et les pères partent se faire percer des trous dans l’estomac, elles le liront.
L’accumulation d’insultes ne convainc personne. Il arrive qu’elle fasse rire, en général aux dépens de l’insulteur, comme dans le cas des « vipères lubriques » dont Vichinsky abreuvait des bolcheviks insoupçonnables.
L’insulte colle aux doigts ; le pamphlétaire, qui accuse l’adversaire d’avoir les mains sales, ne la manipule qu’avec les plus grandes précautions.
L’ironie cherche à comprendre les intérêts, les principes, les raisonnements de l’adversaire, pour les prendre par la main en leur promettant une sucette, afin de les violer dans un buisson.
D’ailleurs, la meilleure ironie est celle qui se contente de citer l’adversaire, dans un contexte modifié. Si l’on apprend que l’offensive d’un général s’est effondrée dans le sang, ne suffit-il pas de réimprimer l’élogieuse citation qui accompagnait sa nomination à la tête de l’armée ? Ajoutez des mots de votre cru, et vous tombez de l’ironie dans l’indignation.
La maîtrise de l’ironie exige la maîtrise du ton. N’en changez pas, ou n’en changez qu’au moment de l’impact. Si vous changez de ton trop tôt, vous vous démasquez.

Des exemples et du dialogue
L’exemple est essentiel. Parce que, comme l’image, il respecte l’économie mentale. Il fait comprendre le pas encore connu grâce au déjà connu. Et puis, le passage constant du concret à l’abstrait, de l’abstrait au concret est convaincant, parce qu’il reproduit le fonctionnement habituel de l’esprit humain. L’esprit examine le réel (la pratique) pour le comprendre (la théorie), puis utilise ce qu’il a compris (la théorie) pour modifier le réel (la pratique).
Le dialogue, ou au moins son apparence, permet de couper l’herbe sous le pied à l’adversaire : on amène, avant lui, les objections possibles. On a donc le temps de préparer les réponses adéquates. Le dialogue n’a pas nécessairement lieu entre deux personnages, il est souvent plus efficace lorsqu’il est conduit avec le lecteur. Le meilleur exemple est Freud, qui présente la majeure partie de son énorme théorie en partant de l’expérience du lecteur, en en proposant une interprétation et en finissant par une réponse à ses objections.

De l’allégorie
La voie royale du pamphlet est l’allégorie. Orwell avec La Ferme des animaux, Swift avec Les Voyages de Gulliver, Voltaire avec ses contes, ont écrit les meilleurs des pamphlets. L’allégorie est difficile parce qu’elle exige deux vertus contradictoires : une imagination sans frein et une logique sans failles. Mais elle est d’une efficacité sans pareille, car elle conjugue les forces de l’ironie, de l’image, du roman, du conte merveilleux, du rêve, de la démonstration, de la méchanceté et du plaisir.
Une bonne allégorie naît d’une idée très simple, compréhensible par tous : si les animaux pensaient ? Si je me retrouvais chez des géants ? Si je passais de l’autre côté du miroir ? Si nous étions des figures géométriques (Flatland, d’Edwin Abbot) ? Si je n’avais plus d’ombre (Peter Schlemiel, de Chamisso) ? Le plaisir naît ensuite de l’écart entre la simplicité de l’idée originelle et la richesse, concrète, pratique, du monde que l’auteur en tire.
Un exemple récent et libertaire : Stratégie pour deux jambons de Raymond Cousse. L’idée simple : un cochon arrive à l’abattoir. Ce que l’auteur en tire : deux cents pages, très drôles, contre la résignation à la société industrielle.

De la formule
a) La citation.
La citation est l’amie du pamphlétaire. La citation permet de bénéficier d’un concentré de sens à l’efficacité prouvée.
Quant à la citation des phrases de l’adversaire, soit elle dévoile sa noirceur, soit elle l’expose au détournement de ses idées, sans qu’il puisse se défendre.

b) La formule.
Pourquoi des livres aussi indigestes, aussi difficiles, aussi embrouillés, aussi hautains que le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigem ou La Société du spectacle de Guy Debord ont-ils eu un tel succès et une telle influence ? Certes parce que, jargon post-marxiste à part, ils ont dévoilé la vérité de la société du spectacle. Mais aussi parce qu’ils sont parsemés de formules inoubliables.
Et, en Union soviétique, on murmurait : « Le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, le communisme, c’est le contraire. » Une seule phrase économisait six cent pages !
L’inversion est à la base de beaucoup de slogans réussis. « La propriété c’est le vol », « Il est interdit d’interdire », « Tant qu’il y aura de l’argent, il n’y en aura pas assez pour tout le monde », « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». La substitution, un cran à droite ou un cran à gauche, un cran en bas ou un cran en haut, fonctionne aussi très bien : « Au gouvernement des hommes, il faut substituer l’administration des choses. » Le bon slogan est souvent poétique : « Sous les pavés, la plage. » Il est parfois vulgaire, si la vulgarité n’entame pas la vérité : « La dictature, c’est ferme ta gueule, la démocratie c’est cause toujours. » Il est parfois métaphorique si la métaphore est bien tenue, bien filée : « Les religions qui se font en troupeau se terminent à l’abattoir. »
Comment trouve-t-on une bonne formule ? Il n’y a pas de recette, hélas, mais une certitude : ce qu’un pamphlet est à une doctrine, son concentré vivant, élagué, aérodynamique, la formule l’est au pamphlet. Un mécanisme si ajusté que rien ne l’enraye. Une démonstration assez longtemps pensée pour être brutale.
Bref, pensez bien, vous ferez mal.
Mais vous feriez bien de penser mal.