Georges Braque à tire d’aile

mis en ligne le 11 décembre 2013
Braque, un chien ou un dingue ? Un brindezingue ou un bizarre ? Son nom avait attiré mon attention lorsque, enfant, je collectionnais les timbres. Dans la série « Les tableaux » se trouvait Le Messager de Braque, qui m’avait impressionné… Pour les peintres les plus anciens, j’avais heureusement les fameuses boîtes de chocolat. Je sais, c’est pitoyable et laborieux, mais on a les éveils que l’on peut ! J’ai tout de suite aimé ce peintre, peu populaire et moins connu que l’écrasant Picasso, son frère ennemi qui l’éclipsait. Pourtant, Braque a bénéficié de reconnaissances officielles, de commandes de l’état, dont celle de la décoration du plafond d’une salle du musée du Louvre. Il eut droit à des obsèques nationales, avec l’allocution du grand prêtre de la culture d’alors, André Malraux. Ce devait être quelque chose de le voir gesticuler lorsqu’il prononça l’éloge funèbre du peintre. Comme par hasard, je me suis rendu récemment à Varengeville, là où est enterré Braque. Sur sa tombe, simple, une mosaïque de son oiseau blanc sur fond bleu, au loin la mer émeraude de la Manche, qu’il a beaucoup peint à la fin de sa vie. Un cimetière marin original qui incite à la méditation et à la contemplation… En bas, les falaises de craie et la plage de gros galets et des barques retournées. Braque arpentait cette région, on le voit sur des photos assis, scrutant la mer… « Braque, à quoi pensait-il ? À quoi songeait-il devant la mer, ce modèle nu. Sombres nuages salés, grèves ensoleillées, squelette de charrue, épave de la terre et carcasses de barques, décombres de la mer », écrivait Jacques Prévert. Dernières toiles, tons froids, noirs, bleus obscurs, quelques touches d’ocre. On croit reconnaître Manet et Van Gogh. C’est net, précis, évocateur, chaque trait est juste.
Braque naît, à Argenteuil, en 1882. Il meurt, à Paris, le 31 août 1963. Il fait ses études au Havre, et vient d’une famille de peintres en bâtiment. En 1905, il découvre le fauvisme et, sur les traces de Matisse et Derain, il peint la Méditerranée à L’Estaque et à La Ciotat. Ses couleurs explosent de luminosité pointilliste. En 1907, Apollinaire le présente à Picasso au Bâteau-Lavoir, à Montmartre. Interprétant les leçons de Cézanne et influencé par l’art africain, ils inventent le cubisme (Les Demoiselles d’Avignon pour Picasso, Le Grand Nu debout pour Braque). Je fais vite, je fonce. C’est une formidable alchimie. Avec le cubisme débute autre chose qu’une nouvelle peinture. « L’homme n’est plus séparé du monde extérieur, mais en lui. » Pour une explication savante, reportez-vous au livre Georges Braque du critique libertaire Carl Einstein (celui qui, en 1936, prononça l’éloge funèbre de notre camarade Durruti, et qui, poursuivi par les nazis en 1940, se suicida en se jetant d’un pont). Braque et Picasso collaborent en une amitié créatrice. Ils ne signent pas leurs toiles. Fusion extrême ! En 1912, Braque innove avec les papiers collés, qui symbolisent la séparation de la couleur et de la forme. Papier imitant le bois, choc visuel et point de départ de la fabrication de « la machine à voir » selon Jean Paulhan, qui écrira en 1945 : Braque le patron. Le cubisme synthétique est né. Mais, en 1914, commença la grande boucherie industrielle qui fauchera toute une génération. Braque est mobilisé. Fin de l’amitié avec Picasso, ils ne feront désormais que s’observer ironiquement. À une exposition de tableaux de Braque, Picasso dira : « C’est bien accroché. » À celle des céramiques de Picasso, Braque réplique : « C’est bien cuit. » Braque est grièvement blessé le 11 mai 1915 et est trépané, comme son ami Apollinaire. Il ne se remet à peindre qu’en 1916. Il publie des articles dans la revue Nord Sud de son ami Pierre Reverdy. « L’art est fait pour troubler, la science rassure… » écrit-il alors. Il expose des natures mortes et devient l’ami d’Erik Satie. Braque est un musicien qui joue du piano et de l’accordéon. Ce qui explique le côté aérien de ses toiles, comme suspendues à une note de musique… « Le vase donne un forme au vide, et la musique au silence. » Braque excelle dans les natures mortes toute sa vie. En 1922, il retourne à une inspiration classique : Les Canéphores (belles jeunes filles porteuses de corbeilles), c’est une référence à la mythologie grecque. Dans la même veine, il illustre la Théogonie d’Hésiode (poète onirique grec, conteur d’épopée) pour Ambroise Vollard. Braque précisera : « J’aime la règle qui corrige l’émotion ». C’est l’abandon du cubisme, commence la série des œuvres thématiques : intérieurs, duos, guéridons, ateliers, billards, oiseaux, etc. Il les étudie de façon récurrente et essaye d’en extraire l’essentiel. Il entretient une amitié avec de nombreux poètes : Prévert, Char, Reverdy. Paul Éluard écrivait sur Braque en 1924 : « Un oiseau s’envole, il rejette les nues comme un voile inutile, il n’a jamais craint la lumière, enfermé dans son vol, il n’a jamais eu d’ombre ». Malgré son atelier à Paris, il s’en fait construire un autre à Varengeville (Pays de Caux). Il s’y réfugie en 1939 et se lance dans la sculpture et la représentation de vanités. La guerre lui fait peindre une série de poissons. Les fameux poissons noirs : êtres sans vie qui représentent le retrait, la paralysie de l’existence. Tout s’arrête. Cela me rappelle les truites que peignait Courbet dans son exil suisse. Braque était un être discret, ni hautain ni austère, qui se voulait à l’unisson de la nature, bien plus que d’essayer de la copier, il en admirait le minéral, tourné « vers la mer étoilée, la mer entoilée ». Puis vient le cycle des billards, brisés, en vol, intérieurs poétiques de l’artiste. En 1949, ce sera le cycle des ateliers en prolongement, éternelle recherche de rapports harmonieux entre les objets. Ensuite, à partir de 1954, la série des oiseaux, libres, en plein vol, le pinceau, dira Prévert, en a effacé un à un, tous les barreaux de la cage… Braque termine sa longue quête vers la beauté par les petits paysages de Varengeville, inspirés par la terre, le limon, par les falaises, les ciels gris, noirs et beiges, synthétisés par des traits qui les rendent à peine perceptibles. Il aura tout de même le temps, pour finir, d’illustrer sublimement les poésies de son ami René Char dans le recueil Lettera amorosa.
Une rétrospective immense et complète qui redonne à ce grand pionnier de l’art moderne sa place importante. Nicolas de Staël et Giacometti reconnaîtront son immense influence. L’Homme qui marche le dessinera sur son lit de mort. Braque se méfiait de la politique, il écrivait : « Les démocraties ont remplacé le faste par le luxe ». Il ne céda jamais à Picasso, qui voulut le faire adhérer au PC, mais qui, pourtant, disait en parlant de lui : « C’est la femme qui m’a le mieux aimé ». étrange reconnaissance amoureuse ! Allez voir Braque, ce père tranquille taoïste, ses oiseaux qui crient la liberté vous emporteront vers d’autres cieux.

P. S.