Le nouveau stade de la rue

mis en ligne le 21 novembre 2013
Dans un article de 2008, mon camarade de groupe Otis Tarda avait exploré ce que les sports de plage, initialement auto-arbitrés, pouvaient apporter pour penser une construction collective de la règle, de son respect et de sa sanction 1. Il partait d’une recommandation de la Commission générale de terminologie et de néologie, qui propose des termes français pour les mots ou concepts étrangers qui apparaissent dans notre environnement.
Je pars, ici, d’une autre recommandation de cette même commission, mais pour désigner les sports de rue 2. En bons lexicologues, les membres de la commission décrivent la réalité sociale des pratiques dont ils cherchent la meilleure dénomination. Ainsi est-il rappelé brièvement que « si les activités sportives se sont généralement pratiquées, à l’origine, dans des lieux divers, non spécifiques, celles qui nécessitent un espace circonscrit ont rapidement exigé la création d’infrastructures spécialement conçues pour leur exercice (stades, piscines, terrains de sport, gymnases, etc.). À l’inverse, aujourd’hui, de nouveaux sports se pratiquent volontairement sur la voie publique, parfois au cœur des agglomérations urbaines ou rurales et à la vue des passants. Ces pratiques variées relèvent, pour la plupart, des sports de glisse, des jeux de balle ou de ballon, ou sont dérivées de la gymnastique. Certaines sont directement inspirées de sports institutionnels. En anglais, la dénomination de ces disciplines commence par le mot street : street basketball, street hockey, street golf, street football, etc. ». Et la commission de conclure, logiquement : « La voie publique et le mobilier urbain étant les éléments communs à ces sports, l’expression “de rue” paraît la mieux adaptée en français pour les qualifier. On parlera donc de basket de rue, de hockey de rue, de golf de rue, de football de rue, etc. De la même manière, le pratiquant sera nommé basketteur de rue, hockeyeur de rue, golfeur de rue, footballeur de rue, etc. »

Un mot sur la langue
Je reprends, pour commencer, le rappel de mon camarade Otis Tarda sur les forces à l’œuvre derrière la désignation des choses et des concepts, car il y a un enjeu de pouvoir dans la maîtrise du lexique. D’un côté, le sport moderne comme invention sociohistorique accompagnant celle du capitalisme dans l’univers anglo-saxon du XIXe siècle 3, l’usage de termes anglais étant un vecteur de propagation. De l’autre côté, depuis les Serments de Strasbourg en 842 jusqu’à la loi Toubon en 1994, le français comme affirmation politique du pouvoir central qui, en France plus qu’ailleurs, correspond à l’histoire de l’État 4. N’étant ni « fans » du premier, ni fanatiques du second (pour retourner respectivement chaque mot contre sa langue !), les anarchistes ne choisiront pas, mais retiendront l’enjeu d’alimenter leur propre lexique pour dire leurs réalités, concepts ou rêveries.

Système de pouvoir, de liberté ou de détermination
Dans un article de la revue Réfractions n° 275, Tomàs Ibañez s’est efforcé de préciser une conception de la liberté n’existant qu’en tant qu’elle résiste aux expressions du pouvoir. L’action d’émancipation réside alors dans le fait d’identifier les systèmes de pouvoir et de leur opposer inlassablement la pensée et les pratiques d’un système de liberté. À côté de ces deux termes existent de simples contraintes objectives qui ne sont l’expression que d’un état, sans intention. L’air dans lequel l’oiseau vole n’est pas un système de pouvoir ni le vol de l’oiseau un système de liberté ; c’est juste un système de détermination, face auquel l’évolution a permis que la physiologie de l’oiseau le fasse se mouvoir dans ce fluide, malgré l’attraction terrestre.
À l’aune de ce triptyque, un des intérêts de la ville est qu’elle produit alternativement, voire concomitamment, les trois systèmes. En effet, l’établissement d’un village peut être aux origines l’expression d’un système de liberté par rapport à un pouvoir éloigné (le château du seigneur). Plus il grossit, plus des « autorités » apparaissent qui le structurent avec l’affirmation d’un système de pouvoir. Le phénomène de la ville se conçoit difficilement hors d’un système de pouvoir. D’où le caractère exceptionnel et intéressant d’une expérience comme Auroreville en Inde.
Au demeurant, même dans ce phénomène de l’urbanisme, la pression démographique peut faire que la ville ne cesse de courir après les quartiers qui naissent « anarchiquement » à sa périphérie, pour les intégrer tant bien que mal. D’une certaine manière, c’est alors le pouvoir qui court après la liberté. La croissance de Paris en est un exemple 6. Les favelas des villes sud-américaines ou les autres types de bidonvilles, ailleurs, offrent des exemples d’autres types de conflits entre centre et périphérie.
Ceci étant, pourvu que la ville ancienne n’ait pas subi d’opération de restructuration à l’époque moderne, ou bien qu’elle ait été sanctuarisée pour différentes raisons (généralement soit religieuse, soit touristique), on peut se demander si les espaces créés ne sont pas devenus de simples systèmes de détermination. Les systèmes de pouvoir ou de liberté se reporteraient alors sur la manière d’agir des habitants dans ces espaces, plus que sur la construction de l’espace lui-même.
Exerçant très imparfaitement les concepts de l’article de Tomàs Ibañez, j’ai tenté, dans un précédent article 7, de montrer ce qui, dans la morphologie de deux villes – Venise et Chicago – et tout particulièrement dans le couple rue/place, produisait ou non de l’égalité, produisait ou non de la liberté. Or pour l’expression de la liberté dans une ville comme Chicago, on voit vite combien les mêmes éléments peuvent alternativement s’articuler en système de pouvoir ou en système de liberté. Ou encore que Venise, qui pourrait se penser comme devenue un système de détermination par la permanence de ses formes et sa sanctuarisation, offre, dans le rapport psychologique à l’espace, un appui aux systèmes de liberté (sans nier les systèmes de pouvoir qui s’y exercent aussi).

La « requalification » des espaces urbains
Aujourd’hui, l’évolution conjuguée des modes de production, d’un contrôle social qui prend la forme territoriale d’un apartheid urbain (à l’échelle des agglomérations voire des « bassins de vie », selon la dénomination administrative) et d’une concurrence des villes entre elles sur le marché du bien-être (voir les titres de magazine « où vit-on le mieux ? ») conduit les capitales nationales ou régionales (à l’échelle européenne) ou les villes moyennes (à l’échelle nationale) à une gentrification poussée 8.
Il y a là un évident système de pouvoir qui avance avec une violence sans pareil 9 et n’a de cesse que de « requalifier », c’est-à-dire redéfinir et renommer. C’est l’argument ultime des chantres du tramway, par rapport aux bus à forte capacité avec voirie dédiée qui coûteraient moins cher. Ils reconnaissent qu’économiquement et techniquement l’alternative mériterait d’être posée et débattue, mais qu’avec le tramway c’est la « requalification » complète des espaces urbains avoisinants qui est en fait visée.
Même sans tramway, les mots sont parlant : en 2007, la mairie de Paris a reconfiguré complètement l’axe des populeux boulevards Barbès (XVIIIe) et Magenta (Xe), et n’a pas hésité à désigner « espaces civilisés » certaines zones réaménagées avec une séparation des voiries (voitures individuelles, transports en commun, vélos, piétons), des plantations diverses, mais aussi des bancs anti-sans-abris, des caméras de vidéosurveillance et des patrouilles de police plus fréquentes. Bref, une hiérarchisation stricte de l’espace (en fonction du niveau de mobilité du corps) contrôlée et sanctionnée. Bien sûr, ce n’est pas dans des quartiers plus bourgeois que l’on aurait osé ce terme d’« espaces civilisés ». On est donc bien dans une lutte de la civilisation contre les barbares, le peuple, qui n’ont plus droit à la ville ; c’est-à-dire au sens propre, droit de cité !

Sports de rue et résistance
Il peut alors être réjouissant de voir le sport sortir des stades où la « civilisation » l’a enfermé pour se réapproprier la rue. C’est une forme de résistance que de voir le mobilier urbain – que ses concepteurs pensent dans un rapport conflictuel avec le citadin – immédiatement détourné pour des acrobaties aussi physiques qu’esthétiques. On peut ne pas aimer, mais on ne peut nier qu’elles visent le beau geste selon les contraintes de l’outil. Car, enfin, ces prouesses physiques, c’est bien l’exercice d’une capacité d’action – le pouvoir au sens des anarchistes – qui vient là renverser le cadre voulu par le pouvoir-domination. Sur un plan d’expression des potentialités, la chorégraphe Bianca Li avait utilisé le lexique corporel de ces pratiques urbaines dans une pièce intelligente et exaltante : Macadam Macadam 10.
Même les hérauts du pouvoir s’y laissent prendre parfois. J’ai souvenir d’une des affiches de la RATP vantant les mérites des manifestations où elle espère qu’on se rende en transport en commun. Notamment des compétitions sportives. L’affiche montre un gardien de but de handball dont la cage est un abri-bus. Dans la réalité, si des gamins s’amusaient à prendre l’affiche au pied de la lettre, la maréchaussée serait prompte à les alpaguer et à leur mettre une infraction de dégradation de bien public. Mais cela montre assez qu’au cœur même du système de pouvoir l’imagination peut insinuer une liberté et une résistance.
Si, en outre, ces sports de rue étaient l’occasion de retrouver l’esprit d’auto-arbitrage, avec ce qu’il implique de construction collective de la règle et de rapport collectif à son respect (voir l’article précité d’Otis Tarda), alors ces pratiques pourraient bien constituer un champ intéressant de réappropriation libertaire de nos espaces urbains. Il faudra dépasser pour cela l’extrême violence sociale qui s’exprime aujourd’hui dans les grandes agglomérations, et faire que l’espace pris par ces sports de rue n’ait pas pour objet ou effet d’évincer d’autres utilisations émancipatrices de la rue (faire des assemblées, flâner, manifester, lire, échanger). Mais cette réserve ne doit pas nous empêcher de penser les possibles portés par les sports de rue.
Une pirouette pour finir ! La Rue, c’est aussi un local animé par des militants de la Fédération anarchiste, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, qui accueille, entre autres, une bibliothèque anarchiste, qu’une nouvelle équipe s’emploie à faire vivre, poursuivant l’œuvre de la précédente 11.
Dedans, sur le trottoir, voire même dans cette rue peu passante, on peut penser la résistance au pouvoir : la liberté !

Sylvia Rüppelli
Groupe Libertaire Louise-Michel








1. Otis Tarda, « Be a son of a beach ! », Le Monde libertaire, hors-série n° 35, juillet 2008.
2. « Recommandation sur l’équivalent français à donner à l’expression street [sport] », parue au Journal officiel du 7 avril 2013, textes 38 sur 53.
3. Sur les liens entre sport, tourisme et contrôle du corps en société capitaliste, lire l’article de Jacques Birouste, « La police des corps », Le Nouvel Observateur, hors-série d’octobre-novembre 2005. À rapprocher de la vision de l’exotisme par Segalen, dont une belle présentation fut donnée par Simon Leys dans L’Humeur, l’honneur, l’horreur : essais sur la culture et la politique chinoises (Robert Laffont, 1991, repris avec les autres essais de Simon Leys sur la Chine, en 1998, collection Bouquins).
4. Voir Claude Hagège, Le Français, histoire d’un combat, Livre de Poche, 1998.
5. Tomas Ibañez, « Pouvoir et liberté : une tension inhérente au champ politique », Réfractions n° 27, « Libres. De quelle liberté ? », automne 2011.
6. C’est une des lignes de force soulignées par Éric Hazan dans L’Invention de Paris, Le Seuil, 2002.
7. Sylvia Rüppelli, « Liberté, égalité, urbanité. La rue en balade entre Venise et Chicago », Réfractions n° 28, « Indignations… Occupations… Insurrections… », printemps 2012.
8. Phénomène de colonisation des quartiers populaires par les classes supérieures.
9. Pour une étude sociologique menée chez les bourgeois, lire Les Ghettos du Gotha : comment la bourgeoisie défend ses espaces, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le Seuil, 2007. Pour une géographie de ces phénomènes, lire L’Atlas des nouvelles fractures sociales en France, de Christophe Guilluy et Christophe Noyé, éditions Autrement, 2006. Pour une réflexion ouvertement politique de tout ceci, lire Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, éditions Agone, 2010.
10. Macadam Macadam, créée en 1999 au festival Suresnes Cité Danse. Ne cesse d’être reprise depuis comme un « classique » du genre hip-hop.
11. Bibliothèque La Rue, 10, rue Robert-Planquette, 75018, Paris. Métros Blanche (ligne 2) ou Abbesses (ligne 12). Ouverte le samedi de 15 heures à 18 heures. Site : bibliotheque-larue.over-blog.com