Émancipation numérique ?

mis en ligne le 9 octobre 2013
Durant le Super Bowl de 1984, Apple présenta son Macintosh avec une publicité montrant une jeune femme blonde, sportive et svelte courant le long de l’allée centrale d’un cinéma uniformément rempli de travailleurs en costumes gris. L’héroïne lançait un marteau sur un Big Brother prenant tout l’écran. Grâce au Macintosh, 1984 n’aurait rien à voir avec 1984, disait la voix off. Comment est-on passé d’une représentation de l’informatique aliénante, bureaucratique, centralisatrice et coercitive à celle d’une technologie émancipatrice, décentralisée, rebelle et créative ? C’est ce que décrit Aux sources de l’utopie numérique 1 en suivant l’itinéraire édifiant de Stewart Brand.
Né d’un père publicitaire et d’une mère au foyer, Brand débarque à 19 ans à l’Université de Stanford en 1957. Comme nombre d’étudiants américains de la guerre froide, le spectre d’un État totalitaire et d’une guerre nucléaire le rempli d’effroi. La jeunesse contestataire se répartit entre un mouvement politique organisé, à l’instar du Students for a Democratic Society (SDS), et une avant-garde artistique prônant l’expérimentation plutôt que la lutte frontale avec les institutions. Au début des années 1970, dans le sillage de cette mouvance, 750 000 jeunes s’exilent dans les zones rurales pour y fonder des communautés. Initié au LSD, Brand créé le Whole Earth Catalog qui propose à ces jeunes hippies la vente de matériels à bas prix. à côtés des outils, sacs à dos, tentes et autres livres, ce catalogue contributif offre également le dernier cri technologique.
Influencée par la cybernétique de Norbert Wiener, une part de la jeunesse contestataire n’est pas directement hostile à la technologie. Ce qui est critiqué, c’est la tendance verticale et hiérarchique de l’appareil technocratique. Le LSD, issu de l’industrie pharmaceutique, est consommé dans une perspective de communion et d’ouverture de la conscience. Avec le bouddhisme zen, dont sont adeptes certains hippies, il participe d’un rejet du monde physique et d’une volonté de transcendance supracorporelle. Dans le même temps, via les théories cybernétiques, une partie du complexe militaro-industriel et universitaire qui élabore les technologies s’oriente vers des pratiques ouvertes et interdisciplinaires 2.
Mais les communautés hippies vont rapidement péricliter. Leur manque de culture politique et d’organisation, leur spiritualisme bon marché prêtent le flanc à des querelles de pouvoir et à la mainmise de gourous. Pour la plupart issus de la petite bourgeoisie blanche, les hippies ignorent totalement les populations locales largement plus pauvres des régions dans lesquelles ils s’installent. Incapables de faire cause commune, ils reproduisent la division sexuée des tâches et font preuve d’une grande dépendance en ne parvenant pas à subvenir à leurs besoins.
C’est donc muni de ce bagage contre-culturel que cette nouvelle élite regagne progressivement la place que le capitalisme lui assignait. Les technologies numériques sont vite perçues comme une prolongation de l’idéal cybernétique. Le Whole Earth Catalog fait la part de plus en plus belle aux derniers gadgets électroniques. Stewart Brand contribue à l’émergence du Well, une des communautés virtuelles pionnières, et organise la première Hacker’s Conference. Il fonde une société de conseils et, enfin, devient une figure de Wired, magazine emblématique de la cyberculture.
Une partie des anciens contestataires contribuent à légitimer la massification de l’informatique en la présentant sous le jour inverse de ce qui les effrayait tant autrefois : conviviale, communautaire, réticulaire, libre, horizontale. Virtualité et interactivité prolongent l’expérience mystique et le rejet du monde physique d’autrefois. Il n’y pas eu de récupération, mais bien une collaboration facilitée par les origines sociales des ex-hippies et la superficialité de leur hostilité, non seulement à la technologie, mais aussi au capitalisme. La société de Stewart Brand propose ainsi des scénarios prospectifs et autres schémas de travail collaboratif pour les cadres dirigeants d’AT & T, Shell ou Volvo. Dans le contexte des années Reagan, dérégulation, flexibilité, intérim, sous-traitance, auto-entreprise, management par projet sont pour nos ex-hippies autant de façon de lutter contre la bureaucratie qu’ils détestaient. Inévitablement, la jonction avec le mouvement libertarien se fait, et notamment autour de Wired.
L’informatique personnelle réalise l’utopie cybernétique : marchés et informations en réseau sont des systèmes naturels puisque la nature est elle-même un système. Le capitalisme de l’information est un destin naturel qu’il est aussi vain de vouloir combattre que les lois des écosystèmes. L’information veut être libre, mais elle veut aussi rapporter des dollars. Jusqu’au jour où la bulle éclate. Alors le nœud du réseau est aussi un atome précaire de solitude et l’informatique, une matérialité avec son cortège de nuisances sur le monde du travail, la vie personnelle, la nature, les corps, les rythmes de vies, etc.
Cette histoire montre concrètement comment l’esprit du capitalisme s’est transformé dans les années 1990 à partir du tri effectué dans sa contestation : prise en compte de la critique artiste, rejet de la critique sociale, utilisation de la « liberté » contre la justice 3. Un libéralisme culturel et politique porté par une classe moyenne supérieure à l’anticapitalisme très friable, séparé d’une critique radicale de la technologie, mais aussi de toute remise en question de sa propre domination sociale ne pouvait en effet que faire progresser le libéralisme économique. Perfectionner et faire inexorablement triompher l’adaptation du capitalisme à la société. Encore faut-il, au-delà des théories, des livres comme celui-ci, le prouver avec des faits et force détails.


Alexis
Groupe George-Orwell de la Fédération anarchiste






1. Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture : Stewart Brand, un homme d’influence, C&F éditions, 2012.
2. Tout cela est décrit en détail dans le livre de Jérôme Segal, Le Zéro et le un. Histoire de la notion d’information au XXe siècle, éditions Matériologiques, 2011. (Ndlr.)
3. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 2000.