Elle est trop bonne

mis en ligne le 9 octobre 2013
Compliments d’un homme du métier à une collègue : ayant commis plusieurs livres basés sur des interviews, je salue, bien bas, la performance d’Élisabeth Alexandre. Pour son livre Des poupées et des hommes, enquête sur l’amour artificiel (La Musardine, 18 euros), elle a réussi l’exploit de localiser et d’interviewer des propriétaires, non de poupées gonflables, mais de realdolls, des mannequins hyperréalistes, dotés d’orifices baptisés « organes sexuels » par leur vendeur. Vous lirez rarement un livre aussi triste que celui-ci. Quelle autre apothéose de la misère sexuelle, quel autre nadir de l’échec sentimental, quel autre comble du ridicule et de l’embarras peut-on concevoir que l’achat, la possession et l’usage de quarante kilos de silicone destinés à servir de vidange génitale ?

Us Air Force
Pourtant, en apparence, et peut-être même en réalité, ces possesseurs sont heureux. Leur identité ne provoque certes guère de surprises. On trouve le maigrichon au visage ravagé par l’acné. On trouve le minable vêtu d’un blouson constellé de blasons de l’US Air Force et convaincu que, s’il échoue à séduire une femme, c’est parce que nul ne saurait réussir à combiner deux tâches herculéennes ; travailler dur à devenir un héros (lisez, un homme qui pratique le deltaplane) et travailler dur à découvrir les mystérieux secrets qui permettent d’emballer les pouffes (peut-être mon argot date-t-il, lisez plutôt « pécho les meufs »). On trouve le dandy raté, gagnant sa vie grâce à l’honorable, mais peu réjouissant, métier d’employé d’un laboratoire d’analyses médicales et n’hésitant pas à se laisser photographier en train d’embrasser et de stimuler (sic) sa realdoll.
On trouve le romancier obèse, las des humiliations réelles ou imaginées et préférant se croire lui-même beau parce qu’il possède une belle image de femme chez lui ; ne discutons pas ici de la valeur esthétique des realdolls : contentons-nous de suggérer que leur entrée au Louvre risque de prendre un peu de temps. On y trouve d’autres encore, sans compter ceux que, plus tard, Élisabeth Alexandre découvrit sur Dollforum.com, un site fréquenté par des milliers, oui des milliers, d’internautes. Tous s’affirment ravis de leur situation. Tous sont transportés de joie par la beauté de leurs compagnes, et tous, on s’en doute, les jugent fort supérieures à ce qu’ils appellent « les femmes organiques ».

Ratatouille ontologique
Avec raison, Élisabeth Alexandre appelle les mythologies à l’aide pour tenter de comprendre cet atroce désir d’utiliser et d’aimer un objet. Car les mythologies abondent en femmes artificielles. À commencer par la judéo-chrétienne, décidée à placer tous les péchés du monde sur les épaules d’Ève, fabriquée (nous dirions clonée, aujourd’hui) à partir d’une côte d’Adam, comme un récent bifteck à partir de cellules de bœuf. Les Grecs ne sont pas en reste : la première femme, Pandore, est une fabrication collective des dieux et déesses de l’Olympe. À noter Hermès, qui lui donne un cœur de chienne. Pygmalion, autre déçu des organiques, se sculpte une Galatée. Quant aux modernes, depuis Villiers de l’Isle-Adam jusqu’aux plus récents auteurs de science-fiction, en passant par les vidéos pornographiques en images de synthèse, rien ne freine leur faim d’esclaves.
Élisabeth Alexandre ne passe évidemment pas sous silence la nécrophilie plus ou moins avouée de ces hommes : l’un des passages les plus consternants du livre est la promenade que le dandy raté offre à sa poupée. Car il l’emmène au cimetière, pour la photographier mollement accoudée sur des tombes. Mais Élisabeth Alexandre aurait peut-être pu aller plus avant dans une direction décisive : les contradictions, les liens, les impasses et les coexistences de plusieurs puissants désirs manifestes. Le premier de ces désirs est celui de l’immortalité. Depuis que le langage, instrument de maîtrise de la virtualité, nous a permis d’imaginer l’immortalité, nous en rêvons. Mais, incapables de comprendre que nous ne sommes que notre corps, et non je ne sais quelle âme immatérielle, nous rêvons de conquérir l’immortalité en niant, refusant, repoussant, reconstruisant notre corps. Bref, nous rêvons de devenir une machine, un artefact. Espérance naïve, les machines meurent aussi, souvent bien plus vite que les hommes (combien de voitures de 70 ans roulent sur nos routes ?). Le second désir fondamental est le solipsisme, le narcissisme intégral où seul le Moi existe, où aucune frustration imposée de l’extérieur ne saurait être tolérée. Lorsque le Moi narcissique reçoit soudain de fortes impulsions hormonales exigeant qu’il s’adresse à un autre Moi, il cherche à résoudre la contradiction en réduisant cet autre à une machine émettrice de signaux sexuels, et réceptrice d’activités génésiques, à une poupée réelle.
Empereur d’un empire à une seue sujette, dictateur de microdictature, masturbateur à tout point de vue machinal ; le possesseur de realdoll est-il le signe avant-coureur d’un avenir où les mâles, au moins, incapables de vivre avec un autre être humain, régneront sur des circuits et des ressorts ?