D’une âme atomique : Guy Hocquenghem et René Schérer

mis en ligne le 3 octobre 2013
« Il ne nous suffit plus d’être modernes ! »
Dévorer cette réédition de L’Âme atomique – un écrit corédigé, il y a une trentaine d’années, par Guy Hocquenghem, romancier et militant du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar), décédé en 1988, et René Schérer, philosophe utopiste – fut pour moi, cet été, comme une régénérescence, ou comme le qualifia un Bowie débutant, encore empreint de toute sa richesse évocatrice, « un déplacement de tigre sur de la vaseline ». Un pur moment philosophique. Réapprentissage de la réflexion sur le monde et sur l’existence. L’idée originale de l’ouvrage est née à la fin des années qualifiées d’après-68, auxquelles succéda une « période marquée par le renoncement au rêve et aux élans révolutionnaires », comme la qualifie René Schérer dans l’avertissement présentant cette réédition. Pour sa part, Félix Guattari la désignait sous le terme des « années d’hiver ». Pour René Schérer, cette réédition dédiée à Guy Pasquier (de la bande de l’Olympic que j’ai eu la chance de connaître) – mort d’un excès de vie – correspond à une sorte de bilan tendant « à transcender les faux-semblants et le malaise qui semblent régner aujourd’hui en maîtres absolus sur notre époque, à la satisfaction générale ». En effet, comment nier ce « prélude à la mort de la spontanéité et à l’étalement des savoirs présomptueux et totalitaires » que nous vivons aujourd’hui ? On assiste à une espèce de blocage. Cet ouvrage est une tentative pour rendre un peu « d’âme » au monde et tenter de le vivre « esthétiquement ». Véritable hymne à ne pas désespérer, donc ! Car il convient, ici, d’entendre « âme » dans le sens baudelairien du terme : « Une référence à l’esthète, au dandy [qui] ne nous porte pas vers la frivolité, mais à une gravité dans le frivole. » Tout un symbole. Par l’âme, explique encore René Schérer, il faut entendre une circularité telle que décrite par Platon : « Tissée à travers tout le ciel, du centre à l’extrémité, l’enveloppant en cercle du dehors et tournant sur elle-même. » Mais, aujourd’hui, il semble plutôt que le monde du réel social soit à la fois trop lourdement contré et sans unité, constate amèrement le philosophe, « la circularité, comme la circulation lui faisant défaut » !

Une âme… atomique
À présent, qu’entendre exactement par « âme atomique » ? En son expression contradictoire depuis les Grecs anciens, elle signifie la lutte contre les mythologies et les peurs : « l’atonisme libératoire » ou, plus précisément, selon René Schérer, « une idée esthétique d’une modernité arrivée à son terme ». En effet, précise ce dernier, « notre régime de communication et d’information est aujourd’hui strictement vide. De plus, on ne rencontre jamais le réel en-soi, mais seulement ses apôtres… […] L’avancement des sciences et des techniques ne peut plus prétendre faire avancer l’humanité ». Et de citer Fourier, l’utopiste qui, un siècle auparavant, constatait déjà une « diffractassion » avant l’heure. René Schérer d’ajouter : « Une lumière au sein des ténèbres du conformisme. » L’âme, alors devenue atomique, n’a plus besoin d’aucune libération, qui ne serait qu’une réduction. L’âme atomique brille par elle-même et pour elle-même, empêchant, pour citer Roland Barthes, « la monotonie en amour, le despotisme en politique et enfin l’oppression du plus petit nombre par le plus grand nombre » !

Le mythe technologique
Aujourd’hui, constate René Schérer, nous vivons dans une résignation inquiète, comme dans l’impossibilité de penser. Dans les médias, les « experts » parlent au nom des chercheurs, ces derniers leur relayant la vulgarisation du savoir auprès des masses. Celles-ci perdant de fait, en cours de route, la complexité qui en garantit la pertinence. Un modèle qui est donc « loin de renvoyer à un concept évolutif de la pensée, mais tend à propager le désespoir d’être déterminé par une fatalité supérieure : celle du hasard ». Le philosophe de revenir alors sur la définition de « l’âme », mais, cette fois-ci, de celle des foules, « qui n’est pas un principe d’organisation moléculaire même raffiné. Elle est ce qui, à tout empêche sa propre image de se boucler, le petit cercle de se refermer, en l’ouvrant à l’infini sur une autre unité possible : plus vaste cercle rompu, diffracté ». Arrêtons-nous un instant sur la définition du mot « diffracté » qui revient régulièrement dans l’ouvrage. Il fait, selon le dictionnaire, référence au « comportement des ondes lorsqu’elles rencontrent un obstacle qui ne leur est pas complètement transparent ». À ce sujet, Guy Hocquenghem et René Schérer font de nombreuses références à Gilles Deleuze et Félix Guattari, ces derniers parlant également de « diffraction d’un espace public dispersé ». Farouches opposants à toute idée de transcendance, théorisant le modèle du « corps sans organes », ils s’inspirèrent, pour cela, des écrits d’Antonin Artaud, pour « penser un corps irréligieux libéré de l’emprise judéo-chrétienne de la culpabilité et de l’obéissance à la volonté du père ». Pour en revenir à l’âme des foules, « ces dernières, à force d’être agies et à défaut d’agir, ont fini par la perdre ». Après cette précision, René reprend le cours de sa réflexion. Pour lui, l’axe de la postmodernité ne va pas d’un mode de « centrement » à un autre, il est celui de la constante décentration : « Notre exigence esthétique, plus qu’à des centres, aspire à des foyers d’attraction sans cesse déplacés, portés au gré de l’atomisation de l’âme. » Nous voici donc initiés à la signification du titre de l’ouvrage !

Quatre cercles non fermés
Entrons dans le vif du recueil. Pour nous guider dans ce voyage initiatique, Guy Hocquenghem et René Schérer nous proposent quatre cercles non fermés, ou autrement qualifiés de « catégories esthétiques diffractées ». Comme on s’y attend, la première partie de l’ouvrage comporte une réflexion autour de l’âme. On y apprend, par exemple, que les poupées en ont une. Cette dernière n’ayant pas été remplacée par la machine ni par l’électronique : elle s’y cache, au contraire, dans les jouets et les poupées des enfants : « Les enfants, nos guides en arrière, se tenant en deçà et au-delà de la vision contraignante qui nous rend étrangers à nous-mêmes et aux choses. » L’âme est le corps du corps, la machine de la machine, nous expliquent encore les coauteurs, « comme une machine en pièces n’a plus que ses entrailles à offrir au regard de l’enfant trop curieux, nous avons cassé le jouet pour l’avoir trop exactement décortiqué » ! « Visions » est titre de la deuxième partie du livre, dans laquelle on nous explique, entre autres, pourquoi les géomètres ont des visions… L’une des pistes de réflexion explique que « dans la fascination des représentations spatiales, comme jadis elle le tentait de le découvrir dans les astres, l’humanité découvre sa destination esthétique, et, sous l’objectivité, sa passion visionnaire ». La troisième partie de l’ouvrage, « Allégories », cherche à comprendre pourquoi l’esprit se porte aux extrêmes et pourquoi les sexes se portent au sublime… Guy Hocquenghem et René Schérer nous expliquent alors que, discréditée par ses personnifications froides ou ridicules, l’allégorie commande dans le moderne toute expression esthétique et recueille la part fantasmagorique d’un sacré abandonné par la foi, comme l’art baroque. « Elle se détache du mythe pour viser à l’infini l’unité de l’homme et de l’univers, se détache même de l’art pour se transformer en cérémonial, pénétrer et colorer l’existence entière. » Enfin, la dernière partie du recueil, « Sublimes », tend à savoir « pourquoi l’esthétique franchit toujours ses limites vers l’unité du globe ». Pour Guy Hocquenghem et René Schérer, le sublime est la catégorie suprême de notre aspiration esthétique. « Il transporte vers un infini dont la conscience moderne a découvert l’insondabilité. » Ou encore, « le sublime tire l’émotion esthétique par delà la jouissante apaisante, du côté de l’exaltation ».

Comment résister ?
Plonger dans cet ouvrage est un véritable bain de jouvence. Il passe par un filtre philosophique pur, des exemples plus succulents et souvent plus amusants les uns que les autres. Encore merci à Guy Hocquenghem et à René Schérer (peut-être un des derniers philosophes vivants de l’utopie) de nous redonner, avec cette réédition, le goût – abandonnés que nous sommes dans ce siècle de renoncement – du collectif et la couleur de l’esthétique poussant vers le sublime retrouvé (forcément sublime, pour paraphraser Marguerite Duras). Nous aurons le plaisir, avec François, d’accueillir René dans l’émission « Pas de quartier », le 26 novembre 2013 à 18 heures, sur Radio libertaire. En attendant, bonne rentrée littéraire !