Rien ne sert de courir…

mis en ligne le 9 octobre 2013
1718FydS’il est un domaine où la réflexion ne s’est que peu aventurée – y compris dans une partie de la mouvance anarchiste –, c’est bien celui de la vie quotidienne. Serait-ce dévalorisant par rapport aux luttes plus classiquement « politiques » ? Dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigem écrivait : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. » (La réciproque est évidemment aussi vraie.) Parce que la critique de la « modernité » est riche d’enseignements. Elle permet de mettre en lumière les effets sociaux et psychologiques de cette modernité, les processus de déshumanisation. La société actuelle tend en effet à atomiser les individus, à cloner des consommateurs isolés, à interdire la communication. Évoluant sous le règne de la marchandise, intégrant toutes les dimensions de l’existence, détournant notamment la capacité créatrice, cette vie quotidienne est génératrice d’uniformisation, d’ennui. Et s’il est un aspect révélateur de cette « aliénation », c’est celui du temps. Gratte-ciel de béton, enseignes de néon, mais aussi fast-foods et villes construites pour la voiture.
Depuis les dernières décennies, la vitesse des transactions économiques, des découvertes scientifiques et des innovations technologiques est étourdissante. La révolution des transports et de la communication a augmenté la vitesse de la communication de 107 %, celle des transports personnels de 102 % et celle du traitement des données de 1 010 % (cité par H. Rosa dans Aliénation et accélération). Chaque jour voit défiler plus de cinq milliards d’e-mails. Dans le « turbo-capitalisme », l’unité de mesure des nouvelles technologies devient la nanoseconde. Même en musique, les partitions se jouent de plus en plus rapidement ! Cette accélération technique a complètement transformé le régime spatio-temporel, à tel point que l’espace semble se contracter.
Nous éprouvons le besoin de faire plus de choses en moins de temps ou de réaliser plus de tâches simultanément. Avec des emplois du temps surchargés, plus question de s’attarder, de se concentrer, de creuser, on fonce, on survole, on effleure. C’est l’ère du zapping généralisé. Cette réalité conduit d’ailleurs à un paradoxe : puisque l’accélération technique permet de consacrer moins de temps à l’accomplissement d’une tâche donnée, le temps devrait devenir abondant. Or, il nous paraît de plus en plus rare : la voiture roulant plus vite, nous parcourons plus de kilomètres… C’est reconnaître que l’accélération technique engendre une accélération du changement social, du rythme de vie, les trois s’alimentant mutuellement. Esclaves de la vitesse, nous sommes en état de fébrilité permanent. Le monde n’est qu’un perpétuel empressement. Il faut courir de plus en plus vite pour simplement rester en place, gesticuler pour ne pas cesser d’exister.
Les « forces motrices » de l’accélération sociale se trouvent évidemment en grande partie dans la logique du système de marché capitaliste concurrentiel (loi du profit, économie de temps, réduction des coûts, innovation, retour sur investissement, circulation du capital). Mais aussi dans le problème de la finitude et de la mort, et aussi dans celui d’une vie insipide. Tout conduit à goûter la vie dans toutes ses dimensions, une course sans fin dont on devient prisonnier et qui aboutit à la frustration. Pour Milan Kundera, la vitesse favorise le refoulement de la stérilité du monde moderne.
Si cette augmentation de la vitesse de la vie sociale, cette transformation rapide du monde matériel assurait l’épanouissement de chacun, les commentaires seraient superflus, mais tel n’est pas le cas. La dictature de l’immédiateté cause de lourds dégâts. L’accélération de la modernité transforme notre relation au temps, à l’espace, mais aussi à la nature et aux autres à tel point qu’en découlent de nombreuses pathologies sociales, évolutions perturbantes, souffrances. Dans un monde où le mot d’ordre est « disponible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 », elle affecte à la fois le corps et le psychisme humains : insomnies, migraines, hypertension, asthme, troubles gastro-intestinaux (et aussi 3 000 victimes quotidiennes de la circulation sur la planète). Dans le monde du travail, depuis les pointeuses et le taylorisme pour qui le système passait avant l’homme, ces contraintes d’horaires, de délais, de rythmes engendrent une lutte pour la reconnaissance à travers la performance : les rapides sont des gagnants, les lents des perdants – le temps c’est de l’argent. Cette lutte se solde par des formes d’épuisement et de dépression en augmentation significative, mais aussi par l’exclusion structurelle de nombreux travailleurs des sphères de production par l’incapacité à s’adapter aux rythmes imposés. Il ne semble pas y avoir d’autre issue que le sacrifice des énergies individuelles : le nombre annuel de victimes du surmenage au Japon se compte par milliers, la consommation de drogues sur le lieu de travail aux États-Unis a augmenté de 70 % depuis 1998, l’Américain moyen dort quatre-vingt-dix minutes de moins qu’il y a un siècle.
En matière d’alimentation, le rythme lié aux procédés industriels altère le goût, la qualité nutritive. Les fertilisants chimiques, les antibiotiques, les hormones de croissance, les modifications génétiques, en stimulant le rendement, traitent les végétaux et les animaux en machines et ne favorisent qu’une nourriture standardisée, dévitalisée.
Si l’on ne parvient pas à suivre la cadence, on devient vite dépassé, démodé, archaïque. La plupart des objets, équipements, outils deviennent techniquement si compliqués que nous ne pouvons les réparer, voire les utiliser, nous-mêmes. Non seulement ces conditions sociales sapent nos capacités d’autonomie individuelle et collective, notre aptitude à élaborer un « projet de vie », mais elles nous privent de repères temporels, elles favorisent la dissolution des identités, un sentiment d’impuissance et de culpabilité. Cette accélération, en modifiant constamment notre environnement (au sens large : tout ce qui nous entoure), empêche la familiarité, l’intimité, le souvenir, l’attachement. Cet environnement nous devient étranger. Le nombre de personnes que nous côtoyons est devenu si élevé grâce à la « mobilité » qu’il nous devient impossible d’être émotionnellement liés à la plupart d’entre elles, d’où un désengagement, une superficialité, une indifférence. Par ailleurs, la complexité et l’accélération de la société impliquent que de plus en plus de décisions doivent être prises dans des laps de temps de plus en plus courts, justifiant l’adoption de « réformes » comme autant d’« adaptations nécessaires ». La vie politique se construit sur des images, plus rapides que les mots, sur des sondages électroniques instantanés, sur des réactions viscérales, et non sur des argumentations approfondies.
Et nous entraînons nos enfants dans cette folle spirale de l’« excellence » : formations abrégées et intenses, écoles de bachotage, spécialisation précoce, méthodes de gavage. Autant d’instruments qui assujettissent l’enfant, l’adolescent à la compétition scolaire, qui empêchent l’imagination de vagabonder, qui font grandir trop vite au risque de la santé physique et mentale. Quand des parents passent deux fois plus de temps à gérer leur courrier électronique qu’à jouer avec leurs enfants, il est grand temps de redéfinir le but de l’existence.
Sur le plan écologique, l’effet est aussi désastreux. Nous vivons dans des « structures jetables ». Nous remplaçons les objets avant qu’ils ne soient inutilisables, parce que les vitesses d’innovation les ont rendus obsolètes avant que leur temps physique soit compté. Nous épuisons les ressources naturelles, comme le pétrole, les forêts, les sols à des rythmes bien supérieurs aux vitesses de leur renouvellement, et nous jetons nos déchets toxiques beaucoup trop rapidement pour que la nature puisse les traiter.
Aujourd’hui, notre argent appartient à la banque, notre corps à la médecine, notre temps à l’entrepreneur… et notre mort aux pompes funèbres. Le temps humain au travail est chronométré, le temps « libre » est absorbé par la sphère marchande. Si la révolution sociale paraît lointaine, au moins peut-on tenter de reconquérir au quotidien la maîtrise de nos vies ; c’est d’ailleurs aussi cela « construire la révolution ». À commencer par la maîtrise du temps. Résister à l’accélération de l’histoire et à l’étourdissement de la vitesse vécus comme un arrachement, un déracinement. Se désintoxiquer de cette civilisation du pétrole bon marché (celle qui a produit la Formule 1) qui, qu’on le veuille ou non, décline inévitablement. Faire l’éloge de la lenteur, c’est inventer de nouvelles formes d’urbanisation, de transport, de production et de consommation. C’est rechercher une vie plus intense où chaque instant se savoure, loin du vertige des plaisirs factices (retrouver les aliments de saison, respecter la chronobiologie des organismes, voyager au lieu de se déplacer…).
C’est aussi œuvrer à la justice sociale dans le sens où toute accélération, s’appuyant sur des infrastructures souvent gigantesques, s’effectue au détriment des plus faibles. Passé un certain seuil, personne ne peut gagner du temps sans en faire perdre à d’autres. L’avion et le TGV, dont bénéficie une minorité de privilégiés, condamnent la masse à des déplacements quotidiens longs et difficiles. Les riches sont ceux qui peuvent bouger le plus, aller où bon leur semble, s’arrêter s’ils le veulent. La vitesse est bien trop chère pour être réellement partagée ; sa limitation préserve d’inégalités plus fortes.
Faire l’éloge de la lenteur, c’est encore retrouver des pratiques de solidarité en même temps que privilégier la qualité plutôt que la quantité. Célébrer la vie au lieu de la puissance.