Penser les violences sexuelles

mis en ligne le 25 septembre 2013
Le 19 juin 2013, Muriel Salmona, psychiatre, psychothérapeute, chercheuse et formatrice en psychotraumatologie et en victimologie, était l’invitée de Femmes libres, sur Radio libertaire, à l’occasion de la sortie de son livre, Le Livre noir des violences sexuelles, aux éditions Dunod. Nous la remercions pour les propos très argumentés développés.
Elle nous a décrit la réalité des violences sexuelles et de leurs conséquences, puis la fabrique des psychotraumatismes, les violences situées entre déni et mystification, comment se retrouvent les victimes entre abandon et solitude, l’enfer de survivre, le retournement de la faute qui constituent d’autres violences et une grande injustice. L’agresseur est lui-même fabriqué par ce qu’il a vécu, vit les actes d’agression souvent comme une violence addictive et comme l’exercice d’un privilège, celui de dominer et de maîtriser. Alors la violence sexuelle est-elle impensée et impensable ? Quelle aide peuvent trouver les victimes, comment désamorcer la mémoire traumatique par un traitement spécialisé ? Pour toutes ces questions, nous pouvons renvoyer à l’ouvrage par les réponses très pédagogiques et les témoignages d’un certain nombre de victimes.
Les violences sexuelles sont infligées aussi bien à des enfants qu’à des femmes et à des hommes mais en grande majorité ce sont les fillettes et les femmes qui se retrouvent sous la violence sexuelle d’un ou plusieurs hommes, homme le plus souvent proche, connu dans 80 % des cas. Les violences qui sont considérées comme violences sexuelles sont : « les viols, les agressions sexuelles, l’exhibition sexuelle, le harcèlement sexuel, les atteintes sexuelles sur mineurs, le proxénétisme, le bizutage et les mutilations sexuelles féminines ». S’ajoutent à la violence de ces actes et de ces comportements les « notions de surprise, de menace et de contrainte » physique ou morale.
Toutes les enquêtes et études internationales ou françaises confirment que ces violences sont fréquentes dans des univers qui devraient être protecteurs comme la famille, le couple, les institutions d’éducation, de santé, de protection des personnes, le travail. Les violences sexuelles touchent particulièrement les personnes en situation de discrimination, d’infériorité, de vulnérabilité comme les femmes, les enfants, les personnes handicapées. « Suivant les études et les pays, les violences sexuelles toucheraient 20 à 30 % des personnes au cours de leur vie. Pourtant les violences sexuelles restent sous-estimées, méconnues, souvent déniées voire tolérées en raison de nombreux préjugés sur la sexualité ». La réalité de l’extrême violence dont sont victimes les femmes violées est souvent occultée et les victimes ont du mal à rapporter les actes de sadisme et d’humiliation difficilement concevables. « Arriver à décrire ces actes est d’une difficulté inouïe car cela réactive leurs traumatismes et leur fait revivre les scènes. »
Autre domaine de violences sexuelles quotidiennes, celui du système prostitueur. Dans ce système, la réalité de la violence des actes commis au nom de la liberté est gommée et remplacée par une intentionnalité qui serait bonne pour la victime : les personnes en situation prostitutionnelle s’enrichiraient grâce aux proxénètes et aux clients, elles feraient une œuvre utile car elles éviteraient les viols, une action thérapeutique car elles sortiraient de la misère sexuelle des pauvres bougres, déresponsabilisant ainsi l’auteur des violences. « Comme dans le monde totalitaire de 1984 de George Orwell, où les slogans “la guerre, c’est la paix, la liberté, c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force” sont martelés en continu, nous subissons un véritable bourrage de crâne qui tend à nous persuader que “la violence, c’est l’amour”, “la sexualité c’est la prédation”, etc. » La victime des violences peut même « être convoquée dans un scénario où tout cela n’est pas si grave puisqu’en fait elle serait censée aimer cela puisque c’est son choix. » Or le système prostitueur bafoue les droits à l’égalité, à la sécurité et à la santé des personnes prostituées. La prostitution est une atteinte à la dignité des personnes et une discrimination sexiste, elle est traumatisante pour les personnes prostituées, « elle est à l’origine d’importants troubles psychotraumatiques retrouvés chez 60 à 80 % d’entre elles, entraînant de lourdes conséquences sur leur santé physique, psychique et sexuelle, les obligeant faute de soins appropriés à devoir composer avec une mémoire traumatique qui leur fait revivre toutes les situations les plus traumatisantes et à recourir à des mécanismes de défense et des stratégies de survie anesthésiants coûteux entraînant des processus de dissociation et de décorporalisation : dissociation psychique entre la personnalité prostituée et la personnalité « privée » de la personnes prostituée, dissociation physique avec des troubles de la sensibilité corporelle et sensorielle : hypoesthésie, anesthésie, seuil de tolérance à la douleur élevé. » Ces traumatismes sont dus aux violences répétées qui sont exercées sur les personnes prostituées et « les troubles psychotraumatiques sont des réponses normales liées à la mise en place de mécanismes neurobiologiques de sauvegarde face au stress extrême et aux atteintes cardiologiques et neurologiques provoquées par les violences ».
La situation prostitutionnelle réifie les personnes prostituées et transforme leur corps en marchandise, mettant en scène un mépris de leur personnalité, un déni de leurs désirs, une ignorance de leur identité humaine, une assimilation à un objet sexuel totalement « utilisable », des humiliations et des injures. Elle permet aux prostitueurs de mettre en scène une « érotisation de la haine, de la violence et de l’humiliation vis-à-vis des femmes ». Dans 80 % des cas, il s’agit d’une situation de traite des êtres humains et d’esclavage sexuel organisés par des réseaux. Selon Mélissa Farley, 71 % des personnes prostituées ont été victimes de violences physiques avec dommages corporels, 63 % de viol, 64 % menacées avec des armes, 89 % veulent sortir de la prostitution. Aux États-Unis, la situation prostitutionnelle est l’activité le plus à risque de mort par homicides avec 204 morts pour 100 000 personnes. L’âge moyen de décès est à 34 ans du fait d’homicides, de prise de drogues, d’accidents, d’alcool. On retrouve dans toutes les études chez les personnes prostituées « des antécédents de violences avec de multiples violences exercées le plus souvent depuis la petite enfance : maltraitance 59 %, agressions sexuelles dans l’enfance 55 à 90 % ». L’entrée en situation prostitutionnelle se fait majoritairement avant 18 ans : en moyenne 13-14 ans.
L’Organisation mondiale de la santé déclare en 2010 que le principal risque d’être victime de violences est d’avoir déjà subi des violences.
Les violences sexuelles infligées dans l’enfance restent très souvent non identifiées, avec des victimes abandonnées à leur sort sans protection, ni prise en charge, aux prises avec la loi du silence : le ou les agresseurs signifient que le corps n’appartient pas aux enfants, qu’ils ont le pouvoir de les nier, de les réduire à des objets sexuels que l’on peut torturer pour son plaisir. Ces violences sont à l’origine de fugues, de départs précoces pour fuir le milieu familial maltraitant, de situations à risque et de précarité les mettant en danger, « et d’importants troubles psychotraumatiques avec une mémoire traumatique qui va les coloniser ensuite transformant leur vie en enfer, en leur faisant revivre les terreurs et les souffrances des agressions sexuelles, les mises en scène pornographiques des agresseurs, leurs propos orduriers et dégradants, ainsi que l’état d’excitation et de jouissance perverse des agresseurs ». Et cette mémoire traumatique fera qu’au moindre lien rappelant les violences ou lors de stress importants, leur champ psychique sera envahi par des scènes de violences sexuelles.
« Cette vulnérabilité est renforcée par les stratégies de survie dissociantes mises en place par des mécanismes neurobiologiques lors des violences, seul moyen pour s’anesthésier et échapper à une souffrance et un stress extrême représentant des risques vitaux, et par des conduites dissociantes comme les conduites à risque ou les conduites addictives, pour échapper ensuite à la mémoire traumatique de ces mêmes violences : ces stratégies de survie entraînent une anesthésie émotionnelle et physique et une décorporalisation. »
« L’ensemble de ces conséquences des violences sexuelles subies dans l’enfance représentent des facteurs de risque importants d’être repéré par des prédateurs proxénètes qui vont profiter de la vulnérabilité de ces personnes victimes, mais aussi d’entrée en situation prostitutionnelle par mésestime de soi, formatage de la condition d’esclave sexuelle et mise en scène prostitutionnelle, et piégeage par les troubles psychotraumatiques (mémoire traumatique et conduites dissociantes) ».
Il est donc essentiel de développer la prévention par un dépistage des violences sexuelles subies par les enfants, par la protection des enfants victimes, leur accès à des réparations, des soins spécialisés. Mais aussi de protéger les personnes en situation prostitutionnelle de toute violence en luttant contre le système prostitueur, de leur proposer des informations sur les conséquences sur leur santé, d’offrir des soins adaptés et de les accompagner dans un processus de réinsertion et d’alternative à la prostitution.




Pour en savoir plus :
http://memoiretraumatique.org
M. Farley, A. Cotton, J. Lynne, Prostitution and trafficking in nine countries : an update on violence and posttraumatic stress disorder, 2003.
J. Trinquart, La Décorporalisation dans la pratique prostitutionnelle : un obstacle majeur à l’accès aux soins, thèse de doctorat de médecine, Paris, 2002.