Sieyès contre la tradition : l’anarchisme de la table rase

mis en ligne le 19 septembre 2013
1715SieyesSieyès anarchiste ? L’idée est étrange. Parmi les protagonistes de la Révolution française, il est sans doute l’un de ceux qui – dans le camp républicain – paraissent les plus éloignés des idéaux qui sont les nôtres. Et à première vue, le dossier est effectivement très lourd : ancien prêtre, Sieyès (1748-1836) fut favorable au régime représentatif, méfiant envers la démocratie directe et la liberté de la presse, défenseur acharné de la propriété privée et maître à penser de l’exclusion en 1791 des plus pauvres et des femmes du droit de vote. Il semble donc incarner à la perfection la bourgeoisie élitiste qui a vigoureusement endigué la dynamique révolutionnaire et l’a canalisée dans des limites conformes à ses intérêts socio-économiques 1. Pire, il fut avec Bonaparte le principal meneur du coup d’État du 18 brumaire qui vit la République céder la place au Consulat, première étape vers l’Empire. Son parcours politique autant que ses idées le situent aux antipodes de l’anarchisme.
Pourtant les choses ne sont pas si simples. Car si la liste des positions conservatrices prises par Sieyès peut à juste titre remettre en cause son rattachement au camp progressiste, elle ne doit pas faire oublier qu’il fut aussi l’adversaire le plus acharné de l’Ancien Régime, des privilèges et de l’aristocratie. Au cours de l’été et de l’automne 1789, il se situe régulièrement du côté des plus intransigeants : c’est à son initiative que s’opère le 17 juin la transformation des états-généraux en Assemblée constituante dans le but de mettre fin au régime absolutiste ; trois mois plus tard, en septembre, il est l’un des porte-parole des députés les plus hostiles aux pouvoirs du roi et siège avec eux à l’extrême gauche 2. Dès lors, ses textes et discours sont un témoignage précieux de la pensée d’un individu happé par de tels événements. Et cela rend plus indispensable encore l’analyse de son évolution conservatrice ultérieure : comprendre Sieyès, c’est comprendre comment une révolution peut naître et mourir. Autant dire que pour les anarchistes, la leçon est d’importance.
Kropotkine ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Dans La grande révolution, Sieyès est tour à tour présenté sous un jour très positif puis négatif, ce qui reflète l’ambivalence du personnage . Son rôle décisif dans le déclenchement de la Révolution y est reconnu : en publiant en 1788 ses pamphlets Qu’est-ce que le Tiers État ? et Essai sur les privilèges, il devient le chef de file des écrivains dits « patriotes » qui luttent contre les privilèges de la noblesse et réclament des doits politiques pour le peuple 4. Interprétés par Tocqueville comme un « cri de guerre » lancé par celui qui est le symbole « de la violence et du radicalisme de l’esprit de la Révolution » 5, ces textes contiennent autant de réflexions politico-institutionnelles que d’attaques virulentes contre l’aristocratie. Celle-ci fait l’objet d’un rejet inébranlable de la part de Sieyès car elle représente tout ce qu’il déteste : la persistance du féodalisme, le sentiment de supériorité sociale, l’appropriation héréditaire des charges publiques… Sa combativité sur ce point ne s’atténuera pas, si ce n’est qu’après la Terreur (jugée excessive), il préférera en appeler à l’expulsion des nobles hors du territoire plutôt qu’à la guillotine 6.
Révolutionnaire intraitable par certains aspects, Sieyès mérite donc toute l’attention de ceux pour qui une rupture politique d’envergure demeure un horizon souhaitable. Mieux, c’est dans la façon même dont il justifie le droit de révolution que l’on peut déceler un raisonnement qui fait de lui l’un des précurseurs de l’anarchisme. Ou du moins l’un des penseurs les plus pertinents de ce qui est l’un des piliers de la pensée anarchiste, à savoir le refus des traditions héritées du passé. Pour Sieyès, en effet, les pires injustices sont celles qui, année après année, sont transmises à chaque nouvelle génération. Elles se transforment en coutumes, à tel point qu’elles semblent naturelles aux yeux de ceux qui les subissent. Ainsi, le peuple s’est accoutumé au fil des siècles à l’absolutisme royal et aux privilèges de la noblesse. Il en est venu à accepter sa propre position subalterne comme normale, assimilant la vision du monde imposée par le roi et les aristocrates.
C’est ce que Sieyès dénonce sous le nom de « préjugé » : une injustice qui acquiert la force de l’habitude, qui s’adosse aux siècles écoulés pour se justifier en tant que tradition. Comme si le seul fait d’exister depuis longtemps était, pour un régime ou une loi, une preuve suffisante de sa valeur et de son caractère éternel. À ces préjugés, aux coutumes et usages acceptés machinalement, il oppose la raison, unique source d’un ordre sociopolitique apte à satisfaire les exigences de liberté. Surnommé le « Descartes de la politique » 7 du fait de sa volonté de faire ainsi table rase du passé pour tout réinventer, Sieyès incarne l’esprit constructiviste de la Révolution française : la force de l’homme réside dans sa capacité à bâtir le meilleur régime possible sans se plier à ce qu’il reçoit des générations précédentes ; il est toujours possible de reconstruire la société, d’en fonder une nouvelle, et les individus ne doivent pas être prisonniers des mentalités et institutions que leurs ancêtres ont instaurées.
Cet état d’esprit typique des Lumières, qui postule que l’homme n’est libre que s’il décide lui-même des règles auxquelles il obéit, prend chez Sieyès une dimension toute particulière dans le domaine constitutionnel. En effet, les passages les plus influents de Qu’est-ce que le Tiers État ? dévoilent la nature contestable et malléable des institutions. Ils invitent les citoyens à user du pouvoir constituant, qui est celui de faire et défaire à volonté les lois qui organisent l’État : une constitution n’est pas un texte sacré, immuable et intouchable, et le peuple a le droit de la modifier s’il le juge nécessaire. Autrement dit, il est toujours possible de détruire l’ordre institutionnel existant pour en édifier un nouveau à partir de principes plus rationnels et plus justes. Exhortant ses lecteurs à rompre avec le passé, avec les traditions désuètes et les vieilles institutions absolutistes issues du Moyen-Âge, Sieyès est alors le principal théoricien de la rupture révolutionnaire avec l’Ancien Régime.
Cette réticence envers la tradition est un élément clé de la pensée anarchiste du XIXe siècle. Chez Reclus, l’émancipation est le corollaire de l’irrespect envers les croyances du passé. Selon cet auteur les sociétés immobiles, figées dans leurs rites, sont incapables de susciter la liberté8. De même, pour Kropotkine, c’est en se délestant des préjugés religieux et politiques que les hommes se réveillent du sommeil dans lequel ils plongent régulièrement. Ils rompent avec la morale archaïque inculquée dès l’enfance et inventent de nouvelles façons de penser 9. Han Ryner, pour sa part, considère que l’individu insoumis ne s’appuie sur aucun dogme ou tradition pour interpréter le monde et agir 10. Tous s’accordent sur le refus de concéder une autorité aux idoles du passé. Détruire et reconstruire : c’est pour eux le geste anarchiste inaugural par lequel les hommes se libèrent. Et cette valorisation de la table rase intellectuelle et institutionnelle trouve en Sieyès l’un de ses précurseurs modernes.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la pensée contre-révolutionnaire et conservatrice ait fait de lui sa cible privilégiée. C’est en le visant presque explicitement que Edmund Burke publie en 1790 ses Réflexions sur la Révolution de France. Dans ce pamphlet, il cherche à réhabiliter la tradition et les préjugés, les présentant comme une forme de sagesse accumulée siècle après siècle. Les hommes ne sauraient la rejeter sans risques et doivent au contraire s’y soumettre avec la plus humble déférence. Afin de sacraliser la monarchie et la hiérarchie sociale propre au système aristocratique, Burke nie la capacité d’une génération d’individus à construire de toutes pièces un nouvel ordre sociopolitique. Face à la complexité de la société, mieux vaut renoncer à la changer et l’accepter telle qu’elle est. Cette idée est l’envers presque symétrique de la pensée sieyèsienne, mais pas seulement : c’est la possibilité même de rompre avec le passé pour mener à bien une révolution qui est ici contestée 11.
Mais si Sieyès, de ce point de vue, est une figure riche d’enseignements pour les anarchistes, il n’en va bien sûr pas de même pour tous les aspects de son œuvre. Or, comprendre les limites qu’il impose au processus révolutionnaire est tout aussi instructif. D’abord, parce qu’il oublie d’inclure des préjugés de taille dans sa critique : la propriété privée, définie comme un droit naturel – donc placée hors de portée de la contestation – et l’État lui-même, que jamais il ne remet en cause 12. L’apport de l’anarchisme du XIXe siècle fut alors d’étendre la table rase à ces deux idoles. De plus, il adopte après la Terreur une attitude plus conservatrice. Son obsession est de stabiliser les institutions afin d’éviter de nouveaux bouleversements. Sous le Directoire, il ne s’agit plus de faire la révolution mais de l’empêcher. Pour cela, la République doit apparaître sacrée et intouchable aux yeux du peuple et se transmettre comme une tradition.
C’est là que les anarchistes quittent Sieyès. Une société conforme à nos valeurs ne saurait être aussi immobile, assoupie dans ses habitudes, que celles que dénoncent Reclus ou Kropotkine. Sous peine de se trahir, une révolution anarchiste ne peut avoir comme objectif de fonder une nouvelle tradition ou de livrer, clé en main, un ordre sociopolitique immuable aux générations futures. Ce serait leur interdire d’user de la capacité critique de rejet du passé, de destruction et de reconstruction, qui est l’essence de la liberté. Ce serait nous ranger du côté de Burke : nous faudra-t-il instaurer le culte des ancêtres ou le respect religieux des pères fondateurs et de leur œuvre ? Ce que nous suggère Sieyès, avec ses fulgurances et ses atermoiements, c’est qu’une société pleinement anarchiste sera au contraire une société qui ne s’endormira pas, qui ne se muera pas en tradition et dont les fondateurs n’auront pas le culot d’ôter à leurs enfants le droit de contester, de ne pas conserver, de défaire et de refaire.

Erwan
Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste




1. C’est globalement ce qu’en pense Guérin, qui évoque très peu Sieyès si ce n’est pour signaler son appartenance à la bourgeoisie et son attachement au « libéralisme économique ». Cf. La Lutte de classe sous la Première République, Paris Gallimard, 1946, t. 1, p. 154.
2. Il sera d’ailleurs l’un des régicides en janvier 1793.
3. Pierre Kropotkine, La grande révolution, Paris, P.-V. Stock, 1909. Voir par exemple p. 58, 62 et 70.
4. Emmanuel Sieyès, Œuvres, vol. 1, Paris, EDHIS, 1989.
5. Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1953, p. 139. On a pu parler aussi d’une « déclaration de guerre civile contre l’aristocratie » (Pasquale Pasquino, Sieyès et l’invention de la constitution en France, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 54).
6. Sieyès est fasciné par le mécanisme antique de l’ostracisme, par lequel les démocrates athéniens chassaient de la Cité ceux qu’ils jugeaient dangereux.
7. Paul Bastid, Sieyès, Paris, Hachette, 1970, p. 293.
8. Élisée Reclus, L’Anarchisme, Paris, Mille et une nuits, 2009.
9. Pierre Kropotkine, La Morale anarchiste, Paris, Mille et une nuits, 2004.
10. Han Ryner, Petit manuel individualiste, Paris, Allia, 2010.
11. Il est logique que Burke ait inspiré les thèses néolibérales de Friedrich Hayek, qui oppose ce qu’il appelle l’ordre « fabriqué » issu des idées révolutionnaires à l’ordre « mûri » plus bénéfique qu’est selon lui le marché. Voir Droit, législation et liberté, Paris, PUF, 2007.
12. Concernant l’exclusion des femmes de la politique, Sieyès admettait qu’il s’agissait d’un préjugé voué tôt ou tard à disparaître. Mais il n’a pas spécialement milité en ce sens.