Le prix du kilowattheure : "Grand Central" de Rebecca Zlotowski

mis en ligne le 4 juillet 2013
Dans Grand Central, Rebecca Zlotowski tord le cou à deux idées funestes que les hérauts de la modernité ne cessent de rabâcher ad nauseam comme un mantra. La première : avec la désindustrialisation et la domination du secteur tertiaire, la classe ouvrière a disparu. La seconde : le kilowattheure produit par l’industrie nucléaire est le moins cher du marché. Ces deux assertions ne font pas simplement partie de la novlangue, elles sont consubstantiellement liées. L’image scientiste, quasi futuriste, de la production d’énergie par les centrales nucléaires illustre parfaitement l’idéologie du progrès. Le nucléaire met fin à l’archaïsme du charbon du XIXe siècle qui, en plus, contribue au réchauffement climatique. Les blouses blanches des techniciens hautement qualifiés, voire des ingénieurs avec leurs charlottes sur la tête et leurs chaussons de chirurgiens aux pieds remplacent les gueules noires sortant de la mine. La lutte des classes obsolète laisse place au partenariat social et la moderne CFDT clôt l’ère de la CGT de la charte d’Amiens quand les énarques manageurs enfilent le costume des maîtres des forges, etc. Bref, c’est le progrès et seuls les populistes et autres luddites attardés s’entêtent à s’opposer à son triomphe !
Pour autant, Grand Central n’est ni un film à thèse ni un documentaire militant et Rebecca Zlotowski fait œuvre de cinéaste afin de s’adresser au plus grand nombre. Le film s’ouvre par une mise en place nerveuse : sans billet dans un train, Gary se fait piquer son portefeuille par Tcherno (Johan Libéreau), un paumé comme lui. Il retrouve son pickpocket endormi dans un compartiment et – ellipse – ils descendent ensemble à la même gare : leur destin est lié.
En mal d’intégration, Gary cherche un job désespérément. Il va réussir à se faire embaucher, malgré son absence de toute compétence, comme ouvrier dans une centrale nucléaire avec son nouveau pote, Tcherno, le bien nommé. Non parce qu’il triche – il est sincère et ne dissimule rien –, mais parce que l’employeur n’est guère regardant et l’entretien d’embauche est simplifié au maximum : petite séquence qui prêterait à sourire si elle ne renvoyait pas à une réalité sordide. C’est qu’ils vont travailler comme OS pour un sous-traitant d’EDF et, par conséquent, qu’ils ne bénéficieront pas de la protection liée au statut d’agent public et cela pour un salaire de misère. Sans expérience, ils sont intégrés dans une équipe dans laquelle les ouvriers les plus âgés sont chargés de l’encadrement et d’assurer la formation sur le tas des néophytes. Deux anciens crèvent l’écran. Gilles (Olivier Gourmet, formidable comme d’habitude), le chef d’équipe, assume la responsabilité de ses hommes et tente de leur insuffler l’esprit de corps. Car il sait d’expérience que la solidarité est la condition de la survie dans un environnement aussi hostile. Il y a aussi Toni (Denis Ménochet) tout en puissance qui vit avec une superbe compagne qu’il compte épouser : Karole (Léa Seydoux). Elle aussi travaille dans la centrale, car les femmes sont également employées par le sous-traitant et dans les mêmes conditions de recrutement avec, on le suppose, néanmoins, un salaire inférieur. Et tout ce petit monde vit ensemble dans des caravanes à proximité de la centrale et partage les mêmes loisirs. Identité des conditions de travail (exploitation et danger au quotidien), de vie (pauvreté à tous les niveaux : rémunération, logement, divertissement) et de perception du monde : les déterminants traditionnels de la classe ouvrière sont bien réunis. Intégré dans cette microsociété, Gary va effectuer un double apprentissage. Dans la centrale, il apprend à survivre grâce à l’entraide : après en avoir bénéficié, il saura se mettre en danger pour porter secours à ses camarades. À l’extérieur, il continue à se socialiser dans sa relation aux autres et vit une histoire d’amour avec l’irrésistible Karole.
Certaines lectures critiques ont jugé que ces deux fils narratifs ne fonctionnaient pas assez ensemble pour tisser un film complètement abouti. Certes, il existe bien une forme de déséquilibre entre les séquences à l’intérieur de la centrale qui sont fortes, saisissantes et fort peu vues et celles à l’extérieur qui sont plus convenues. Mais, outre que la romance permet d’aller chercher une audience plus large qu’un public déjà convaincu, elle remplit des fonctions multiples. D’une part, l’amour absolu que Gary éprouve pour la première fois rend crédible son entêtement à vouloir rester à tout prix et donc à transgresser les protocoles de sécurité (et autorise l’introduction d’une mise au point sur la facilité avec laquelle ces règles, drastiques sur le papier, sont détournées dans la pratique). Ayant découvert l’importance du lien (à son arrivée, Toni lui prête de l’argent sans barguigner : Toni a déjà vécu ce type de situations et fait confiance à Gary), sa santé lui importe moins que de demeurer dans l’univers de Karole et de ne pas rompre avec la communauté dans laquelle il a trouvé une place et une forme d’identité. Plus largement, la vie en dehors de la centrale permet de donner chair à ces nouveaux galériens. Un exemple parmi d’autres : lors d’une soirée, Géraldine (Camille Lellouche) chante, d’une belle voix roque, Maladie d’amour. La séquence dure jusqu’à la fin de la chanson et peut sembler un peu longue. Plus tard dans le récit, lorsqu’elle sera irradiée et que les agents de décontamination lui raseront la tête, la fonction de la soirée prend tout son sens jusqu’au titre de la chanson choisie. Car dans Grand Central, si les ouvrières et les ouvriers connaissent les affres de la maladie d’amour, ils n’en meurent pas ; en revanche, ils sont rongés par un mal qui ne se déclarera que beaucoup plus tard et ils rencontreront alors bien des difficultés à le faire reconnaître comme une maladie professionnelle. De toutes façons, d’ici là, la société qui les emploie aura vraisemblablement disparu, ses responsables auront investi ailleurs ou placé leurs profits dans un paradis fiscal et EDF déclinera toute responsabilité afin que le coût de ces vies brisées n’impacte pas (pour reprendre le vocabulaire détestable des gestionnaires) son compte d’exploitation et, in fine, le prix du kilowattheure.
Le capitalisme s’autojustifie par le risque pris par l’entrepreneur : l’antienne est trop connue. En réalité, le système fonctionne en externalisant systématiquement les risques que les capitalistes font supporter aux collectivités dans lesquelles ils sévissent. C’est même ainsi que le capitalisme maximalise ses profits… EDF n’échappe pas à la règle : cette entreprise fleuron du capitalisme d’état légitime sa politique nucléaire par le prix imbattable du kilowattheure. Évidemment, EDF tait toutes les nuisances induites non prises en compte et surtout que leur prise en charge est reportée à bien plus tard (le démantèlement des centrales et le traitement des déchets, par exemple). En attendant, des ouvriers sous-payés et dépourvus de formation effectuent le sale boulot et en crèvent (lentement et sans bruit).