La CGT face à l’État : les années 1895-1914 du syndicalisme révolutionnaire

mis en ligne le 20 juin 2013
1711CGTAffolé par le succès grandissant des idées et des pratiques libertaires au sein des masses populaires, le pouvoir en place a mis en œuvre une répression implacable contre les anarchistes et les organisations dans lesquelles ils étaient influents. La CGT en premier lieu.
Il n’est pas possible de dissocier l’affaire Jules Durand 1 du développement du syndicalisme révolutionnaire au début du siècle.
Face à un Parti socialiste réformiste et dominateur, l’action directe et la grève générale rassemblaient des adeptes de plus en plus nombreux jusqu’à rendre difficile l’exercice du pouvoir en France.
Affolé par le succès grandissant de la CGT qui culmina avec la journée de grève du 1er mai 1906 pour la journée de huit heures, le pouvoir décida d’utiliser tous les moyens pour abattre le syndicalisme révolutionnaire. Provocations et menaces, la répression physique ne suffisant pas, on eut recours à la provocation pour tenter de déstabiliser la CGT, et permettre le retour des réformistes à sa tête.
Ce fut l’affaire de Draveil-Vigneux, montée de toutes pièces par Aristide Briand, alors ministre de l’Intérieur. La manifestation du 30 juillet 1908, qui tourna à l’émeute, fut le prétexte de l’arrestation de la plupart des dirigeants confédéraux, et parmi eux le secrétaire général Victor Griffuelhes, ce qui allait permettre à d’autres syndicalistes de profiter de cet emprisonnement pour tenter un véritable putsch.
Le congrès de Marseille, en septembre, confirme pourtant, à une majorité qui surprit tous les observateurs, les thèses du syndicalisme révolutionnaire. La provocation du pouvoir s’était retournée contre lui. La libération des dirigeants emprisonnés ne tarda pas, mais dans l’ombre des hommes de main de Briand, et notamment le trésorier Lévy et Latapie, lancèrent une véritable cabale contre Griffuelhes, l’accusant ouvertement de détournement de fonds dans l’affaire de l’achat d’un local confédéral.
Les congrès suivants lavèrent Griffuelhes de tout soupçon, mais la crise était ouverte, car le secrétaire général démissionnait. C’est un transfuge du syndicalisme révolutionnaire, Niel, qui fut élu, le 25 février 1909, secrétaire général de la CGT avec les voix des réformistes et des guesdistes. Mais la provocation allait faire long feu : la CGT se reprenait et, six mois plus tard, Niel était contraint de démissionner à son tour. Il fut remplacé par un jeune militant anarchiste pratiquement inconnu alors : Léon Jouhaux. Aussi, il n’est pas étonnant que la tension monte à nouveau avec le pouvoir à partir de 1910.
En octobre, la grève des cheminots, située dans le cadre d’une grande campagne contre la vie chère, fit envisager à Briand la dissolution de la CGT. Mais l’affaire Durand, à laquelle Briand n’était sans doute pas étranger et qui éclata véritablement en novembre avec sa condamnation à la peine de mort, a joué un rôle dans cette hésitation : le risque aurait été trop grand, l’affaire Durand aidant, de déclencher un vaste mouvement de protestation.

Lois « ouvrières » pour porter des coups bas
Il n’est pas jusqu’aux lois ouvrières qui n’aient été utilisées pour tenter d’abattre le syndicalisme révolutionnaire. En 1910, un projet de loi proposait de rendre obligatoire les contrats collectifs réglementant le travail. La CGT estima qu’en les rendant obligatoires le pouvoir pourrait prononcer des sanctions contre les syndicats qui dénonceraient un accord, et d’ailleurs la loi prévoyait également un arbitrage obligatoire en cas de conflit et un vote secret des ouvriers préalable à toute grève. Le congrès de Toulouse, en 1910, rejeta ce projet qui fut alors abandonné.
Nouvel assaut en juin 1913 : le ministre du Travail, Raoul Chéron, proposa d’accorder aux syndicats la capacité civile (possibilité de posséder des biens, d’acheter et de revendre…) et tentait, par ce biais, d’imposer aux syndicats le vote à la proportionnelle qui était réputé favoriser les réformistes. Ce projet fut aussi abandonné en pleine mobilisation syndicaliste contre les risques de guerre. Le président du Conseil Barthou menaçait la CGT de dissolution, ce fut son ministère qui tomba en décembre.
Une des tactiques habituelles du pouvoir, soutenu en cela par les réformistes et le Parti socialiste, consistait à dénoncer le fait que les syndicats étaient dominés par les révolutionnaires parce qu’on ne votait pas proportionnellement au nombre d’adhérents.
Les réformistes étaient censés contrôler les gros syndicats, tandis que les révolutionnaires ne devaient représenter que des syndicats squelettiques. La réalité était tout autre et un pointage rigoureux permet de montrer que le mode de vote n’était pour rien dans la domination des anarchistes à la CGT.
De 130 000 adhérents en 1902, la CGT était passée à 200 000 en 1906, à 300 000 en 1908, à 400 000 en 1910 (en pleine crise interne, ce qui prouve que la provocation n’a pas réussi). À la veille de la Première Guerre mondiale, on estime généralement les effectifs réels de la CGT à près de 600 000. Dans ce contexte de progression importante du syndicalisme révolutionnaire (qui s’accompagne, ne l’oublions pas, d’une progression des idées anarchistes, celles-ci ayant trouvé un de leurs moyens d’action privilégiés dans la CGT), l’affaire Durand est bien un épisode de la guerre ouverte entre la CGT et le pouvoir. Mais aucun des moyens utilisés ne se révélera efficace. Seul, le déclenchement de la guerre sonnera le glas d’un mouvement social qui menaçait l’ordre établi.

Alain Sauvage 



1. Jules Durand, secrétaire du syndicat des charbonniers, est arrêté à la suite d’une grève illimitée. Pour briser cette grève, le patronat l’accuse d’avoir tabasser Dongé, un jaune qui meurt de ses blessures. Au terme d’un procès truqué, Jules Durand est lourdement condamné à quinze ans de travaux forcés. En solidarité, une grève générale est déclenchée à Rouen, suivie de mouvements de protestation. Finalement, Jules Durand est libéré en 1911, mais il est devenu fou durant sa détention et se retrouve en asile d’aliénés où il mourra en 1926. (Ndlr.)