Vers le rêve général

mis en ligne le 6 juin 2013
La première scène du livre se situe durant un match de football auquel assiste le président. C’est l’heure des penaltys, le joueur va s’élancer pour la transformation. L’angoisse de la surface de réparation va-t-elle l’étreindre ? Va-t-il manquer de lucidité en raison de la fatigue accumulée ? Le tireur tourne le dos au ballon, à sa carrière, à son sponsor, à la patrie, à la gloire et prend le chemin des vestiaires. Entre en scène le premier acteur d’une étrange révolution.
Sous le tendre regard de Nathalie Peyrebonne, Louis, Edmond, Céleste et Lucien sont les autres acteurs du livre. Pris au piège de la normalité, ils sont Premier ministre, agent de sécurité dans un bar, conductrice de métro, professeur dans un collège. Un beau matin, Louis, Edmond, Céleste et Lucien, ceux qui incarnaient hier encore la « France qui se lève tôt », vont abandonner leur travail1 et s’accorder une plage de liberté. Victimes d’une épidémie de douceur, ils vont célébrer la vie, non celle qui nous est faite, mais celle qui serait si les hommes s’appartenaient enfin.
Nous sommes un 5 janvier, la veille, le président a présenté ses vœux aux Français. « Il n’allait pas écourter ses vacances au soleil pour une allocution télévisée ? » Louis a décidé de ne pas sortir de sa chambre à Matignon et de relire une lettre envoyée à un amour perdu, Lucien déserte sa classe et part se promener en direction des beaux quartiers. Céleste abandonne sa rame de métro pour remonter à la surface et rencontre un bon génie qui lui promet d’exaucer trois vœux. Quant à Edmond, passionné de cuisine médiévale et d’arts martiaux, il décide de faire son marché. Plus tard, Céleste va rencontrer Lucien place Vendôme, juste avant que celui-ci entarte Wolf, le président du premier parti de France.
Deux semaines passeront et c’est l’ensemble de la société qui choisira de déserter, en abandonnant à son triste sort un président hystérique, seul dans son palais. Wolf ne sera plus un loup pour les autres hommes, bientôt plus personne ne pourra encore croire à la farce du pouvoir et à son absurdité.
Dans ce court roman, dans cette fable moderne, aucun des personnages ne rêve d’avant-garde éclairée, de programme de transition et de grand soir. Un beau matin, sans revendications précises, ils prennent la route buissonnière, ils redécouvrent le bonheur d’être oisif et échappent à leur condition d’esclaves. À l’opposé du « travailler plus pour gagner… », Nathalie Peyrebonne accorde à ses personnages une pause existentielle et elle s’oppose ainsi aux vertus du travail libérateur, à l’hystérie de la performance et au culte de la vitesse. Les rébellions ordinaires qu’elle décrit sont autant de critiques en actes et sans discours contre la stratégie du choc, l’économie de marché et la soumission.
L’auteur convoque dans ce roman les meilleurs spécialistes dans l’art de la subversion et de la pensée libertaire, tel que le pamphlétaire Georges Darien, auteur du Voleur, un roman sur la société bourgeoise de la fin du XIXe siècle, sur la morale, les lois et la religion, Ferdinand Lop, le bouffon égaré qui voulait prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu’à la Méditerranée et installer Paris à la campagne pour que ses habitants respirent un air pur, ou Noël Godin, l’humoriste entarteur anarchiste belge.
Le contenu de ce roman nous rappelle aussi Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, et son provoquant Droit à la paresse, une œuvre qui démythifia le travail et ses valeurs. Et comment ne pas penser au livre de Jean-Pierre Barou Gilda Je t’aime, à bas le travail !, ce slogan magnifique peint en vert sur les murs d’une usine à Sochaux en mai 1968 ?
Sur la couverture de l’ouvrage, des silhouettes noires marchent ou sont à l’arrêt sur un fond rouge vif (pantone 485), une faille noire grisâtre (pantone 426) les sépare d’une berge déserte. Le rouge de l’amour et de l’enfer, et le noir du mystère et de la révolte sont ici associés. Des valeurs sûres pour un graphiste…
Loin des diaristes ordinaires qui ne voient pas plus loin que leurs petites misères existentielles, Nathalie Peyrebonne nous entraîne dans ce premier roman joyeux et dynamique en se jouant de mots tels que « rêve général » ou « grève générale », obligeant ainsi le lecteur à incendier ses certitudes et ses préjugés. Dans un tourbillon d’insolences, elle nous offre un avant-goût du bonheur, qui pourrait être lui-même le signe avant-coureur d’une utopie, d’une transformation du vieux monde. On peut toujours rêver… non ? Alors, et si on prenait le temps, nous aussi ?




1. « Travail » signifiait « tourment, douleur » au Moyen Âge. Au temps des Romains, « travail » voulait dire « torture », le supplicié était attaché entre trois pieux : tres pilum, soit tripalium : travail.