Qui médit a tort, pas forcément (1)

mis en ligne le 30 mai 2013
Lorsque, en 2010, Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, publiait son livre Mediator® 150 mg : combien de morts ?, dans lequel elle mettait en lumière les graves complications, parfois mortelles, qu’entraînait ce médicament, elle s’attirait les foudres du laboratoire Servier, titulaire du brevet et producteur du médicament incriminé. Un procès, gagné en première instance par Servier, conduisait à la censure du sous-titre, jugé attentatoire à la réputation de l’industriel. Depuis, les faits ont pu être établis (et le sous-titre du livre rétabli), et c’est au tour du patron Jacques Servier de passer devant les juges. Devant le tribunal de Nanterre, depuis le 18 mai, près de 700 parties civiles lui reprochent de les avoir délibérément trompées sur la composition du Mediator et d’avoir mis leur santé et leur vie en danger. Un rapport judiciaire estime que 1 300 à 1 800 patients sont décédés des complications liées à l’usage du benfluorex, molécule composant le Mediator®. Comment un médicament inutile et dangereux a-t-il pu être autorisé et commercialisé pendant trente-trois ans ? Entre 1976, date de mise sur le marché, et 2009, date de retrait, 2,4 millions de personnes auront pris 145 millions de boîtes de Mediator® (à raison de 30 comprimés par boîte, cela fait 4 350 millions de comprimés !), remboursées à 65 % par la Sécurité sociale. Chiffre d’affaires cumulé : 300 millions d’euros… À l’origine, le Mediator® a été proposé comme traitement adjuvant chez les patients diabétiques en surpoids qui avaient des taux élevés de lipides dans le sang. Malgré le très faible niveau de preuve d’efficacité, et grâce à une communication habile, ce produit a trouvé preneur et s’est très bien vendu. Très vite, cependant, ce médicament va être détourner de sa destination officielle et utilisé comme coupe-faim chez les obèses. Pourtant, dès l’année 1978, dans la revue Pratique 2, et sous le pseudonyme assez parlant de James Larnaque 3, un médecin mettait en garde ses confrères sur ce médicament, en montrant sa face cachée : le benfluorex est un anorexigène, c’est-à-dire un coupe-faim, dérivé de l’amphétamine.

Histoire des anorexigènes
Les médicaments anorexigènes ont déjà une longue histoire. On connaissait l’effet anorexigène des amphétamines dès les années 1930, mais leurs graves effets secondaires neurologiques, comme l’addiction et l’apparition de troubles psychotiques, empêchaient leur utilisation dans le traitement de l’obésité. En 1960, les propriétés anorexigènes d’un dérivé d’amphétamine, la norfenfluramine, sont mises en évidence chez la souris, sans les effets secondaires neurologiques habituels de cette classe chimique. En 1961 et 1964, le groupe Servier dépose plusieurs demandes de brevets pour la fenfluramine et ses dérivés et, en 1967, il dépose un brevet pour le benfluorex (qui sera plus tard commercialisé sous le nom de Mediator®). Une requête de Servier, en 1971, auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), afin de modifier l’appellation benfluorex est rejetée : en effet, le suffixe « orex » est destiné à identifier les anorexigènes selon la codification pharmacologique internationale ; à la fin des années 1960, un anorexigène commercialisé en Suisse sous le nom d’Aminorex® avait été retiré du marché après qu’on l’eut mis en cause dans l’apparition chez un certain nombre de consommateurs d’une hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), une atteinte sévère et rare conduisant à l’insuffisance respiratoire, souvent mortelle. Plusieurs cas d’HTAP sont signalés en Europe et aux états-Unis, en relation avec la prise d’autres anorexigènes, qui ceux-là sont clairement commercialisés comme tels : le Pondéral® (fenfluramine) à partir de 1981 et l’Isoméride® (D-fenfluramine) à partir de 1992, avec, pour ce dernier, la description d’atteintes graves des valves cardiaques. Surprise : ces deux produits sont la propriété de… Servier ! Ils seront retirés de la vente en 1997, après qu’en Amérique du Nord des procès eurent été engagés par les associations de patients (class actions). Ce que Servier ne dit pas, c’est que le benfluorex se transforme après ingestion en norfenfluramine, comme les autres médicaments qui contiennent la fenfluramine ou la D-fenfluramine : c’est cette norfenfluramine qui est responsable de la toxicité pulmonaire et cardiaque.

Responsabilités
C’est l’enquête épidémiologique d’Irène Frachon, entamée en 2007, qui conduira en novembre 2009 l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afassaps) à retirer du marché le Mediator®. Elle publie son livre 4 en 2010, qui, comme on l’a vu, va l’opposer à Servier.
Pourtant, dès 2003, l’Espagne puis, en 2004, l’Italie, décident d’interdire ce médicament. La revue médicale Prescrire, indépendante des industries pharmaceutiques, recommande à ses lecteurs dès les années 1990 de ne prescrire ni le benfluorex ni aucun autre anorexigène, amphétaminique ou non. La revue remet en cause l’efficacité alléguée de ces produits et pointe les éventuels effets secondaires, en insistant sur les risques d’HTAP connus dès le début des années 1990 (et même avant comme décrit plus haut pour l’Aminorex®). L’interdiction de l’Isoméride® et du Ponderal® en 1997 a conduit à une augmentation de la prescription de Mediator®, détourné de son indication initiale et utilisé comme coupe-faim : une enquête de pharmacovigilance sera menée dès ce moment-là… sans conclusion ! En 1998, la commission de transparence 5, qui statue sur l’efficacité des médicaments, émet un jugement négatif sur le benfluorex (Mediator®) dans le traitement de l’hyperlipidémie chez le diabétique : il faudra attendre 2007 pour que cette indication soit définitivement supprimée ! La révélation de ce scandale sanitaire, après bien d’autres, va conduire le gouvernement d’alors et le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, sous le feu des critiques, à demander une enquête à l’Inspection générale des affaires sanitaires (Igas). Le rapport rendu public par cette dernière le 15 janvier 2011 6 est sans appel. Servier et les autorités sanitaires sont épinglés sévèrement. Voici quelques-unes des analyses marquantes de ce rapport : « Les laboratoires Servier […] dès l’origine du médicament ont poursuivi un positionnement du Mediator® en décalage avec sa réalité pharmacologique ; l’Agence chargée du médicament [a été] inexplicablement tolérante à l’égard d’un médicament sans efficacité thérapeutique réelle ; le système de pharmacovigilance [a été] incapable d’analyser les graves risques apparus en termes de cardiotoxicité du Mediator® ; enfin, les ministres chargés de la Sécurité sociale et de la Santé gèrent avec lenteur les déremboursements de médicaments à service médical rendu insuffisant, aboutissant dans le cas du Mediator® à des résultats inverses de ceux recherchés. »
Le principal effet de ce travail de l’Igas sera la transformation de l’Afssaps en Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), après l’exclusion de deux lampistes (des femmes). Une grande table ronde sur le médicament et sa politique sera initiée par le ministre… qui accouchera d’une souris. La notion de conflit d’intérêt sera largement popularisée, car ce qu’on apprend dans cette affaire, c’est la perversité des liens entre les industriels et les médecins, qu’ils soient prescripteurs, experts ou décideurs. La formation initiale et continue des médecins est le plus souvent financée par l’industrie. Les experts médicaux qui sont chargés de rendre des avis ayant force de loi auprès des autorités sanitaires sont le plus souvent stipendiés par cette industrie : ainsi, en 2006, au moment où le ministère de la Santé devait reconduire le remboursement du Mediator®, deux des principaux membres du cabinet du ministre avaient des liens avec le laboratoire Servier. Lequel a entretenu pendant des années des liens très forts avec le monde politique 7. Les enquêtes ont mis en évidence les mensonges réitérés de Servier sur Mediator®, mais aussi son mépris des malades : Jacques Servier se fout du procès en cours, pour lui l’annonce de cinq cents morts (chiffre initialement avancé par la Caisse nationale d’assurance maladie) est un bon plan marketing (il n’en reconnaît que trois, dus selon lui à des erreurs de dosage). Il a tout fait pour contrarier les enquêtes sénatoriales8 et judiciaires, jouant avec l’aide des ses avocats de tous les subterfuges pour retarder les procès et semer des embûches aux enquêteurs. C’est aussi la mise en lumière de la façon dont les médecins sont manipulés, grugés, achetés, au mépris de la santé publique, de la solidarité et de la science. Le lobbying intensif des industriels, tant au niveau français qu’européen, s’intensifie d’année en année, dans la plus grande opacité, au détriment des patients et des systèmes d’assurance sociale. En trente-quatre ans, il y a eu « d’autres Mediator® » : Bruno Toussaint, directeur de rédaction de Prescrire, en liste quelques-uns 9 : « Staltor® (cérivastatine), Vioxx® (rofécoxib), Acomplia® (rimonabant), Avandia® (rosiglitazone) ont tous été retirés du marché ces dernières années en raison d’effets indésirables d’une gravité disproportionnée par rapport aux bénéfices qu’ils apportaient aux patients. Dans chaque cas, ces effets indésirables étaient connus depuis longtemps ou prévisibles… »









(1) Nous reprenons le titre d’une tribune publiée en 1977 par la revue Pratique (n° 13).
2. Cette revue, sous-titrée « Cahier pour la médecine utopique », a été fondée par le Syndicat des médecins généralistes (SMG) en 1976.
3. Alias Gilles Bardelay, un des cofondateurs du SMG puis, en 1981, de la revue Prescrire.
4. Aux éditions Dialogues.
5. Pour essayer de comprendre le fonctionnement parfois opaque de toutes les commissions et agences chargées du médicament en France, voir le documentaire de Stéphane Harel, Les Médicamenteurs.
6. Pour les courageux, intégralité du rapport ici : http://www.igas.gouv.fr/spip.php?article163
7. Jacques Servier a reçu la grand-croix de la Légion d’honneur des mains de Sarkozy le 31 décembre 2008.
8. L’ex-sénatrice UMP Marie-Thérèse Hermange a été mise en examen pour avoir caviardé un rapport sénatorial sur le médicament au bénéfice de Servier.
9. Le Monde 11 décembre 2010, rubrique « débats ».