Concertino anarchiste en Ré

mis en ligne le 23 mai 2013
L’affaire n’est pas inconnue des lecteurs du Monde libertaire. En décembre 2011, Christophe Bertaud avait signé un article, « L’île aux anarchistes. Ars-en-Ré », qui fut, durant une quinzaine d’année à la jointure des XIXe et XXe siècle, le lieu de rencontre de quelques célébrités, parmi lesquelles Élisée Reclus, accompagné parfois de Pierre Kropotkine, du peintre William Barbotin ou de l’ancien communard Jules Perrier. Tout autour, un petit cercle d’auditeurs attentifs qui chaque été vint refaire le monde au café Forgues, futur café du Commerce.
On aimerait pouvoir entendre leurs conversations enflammées, les éclats de voix toujours plus vifs à mesure que l’alcool délie la gorge. Les Éditions libertaires coéditent, avec les éditions charentaises Le Croît-Vif, un livre consacré à cette aventure écrit par Didier Jung. Il s’agit davantage d’une galerie de portraits que de l’histoire de ces rencontres estivales dont le contenu a sombré dans l’oubli comme sombrent dans l’oubli la plupart des conversations de comptoir.
Après avoir brossé un tableau d’une île essentiellement rurale à la fin du XIXe siècle, l’auteur nous invite à une petite histoire des anarchistes et en particulier de ce qu’on a nommé la « terreur noire », la trop fameuse période des attentats qui culmina en 1894 par l’assassinat du président Sadi Carnot.
Suivent les portraits attachants de Reclus, Barbotin, Perrier, personnalités plus ou moins libertaires : Perrier, le rétais, communard devenu négociant, bourgeois aisé vivant dans le souvenir de la Semaine sanglante ; Barbotin, natif de l’île lui aussi, le peintre graveur très académique mais célèbre, qui épouse la fille adoptive du grand Reclus, celui qu’on ne présente plus, le géographe anarchiste. Sans oublier les autres, les moins connus : Lucien Massé, le jeune coiffeur mort à 26 ans en maudissant la société, ou le gardien de phare qu’on surnommait Trousse-Chemise en raison de ses frasques et qui donna son nom au petit bois chanté par Aznavour.
Plus passionnante, la fin du livre se concentre sur la surveillance policière de ce monde bien inoffensif d’Ars-en-Ré. Les lois scélérates votées en 1893 et 1894 interdisaient toute promotion des idées anarchistes en particulier par la presse. La Révolte et Le Père Peinard avaient cessé de paraître ; diffuser ou seulement détenir des revues anarchistes, c’était risquer la prison. Les rares abonnés charentais de cette littérature subversive étaient étroitement surveillés, à l’exception notable de Pierre Loti qui recevait les deux titres mais qui, académicien, bénéficiait d’une sorte d’immunité. Début 1894, treize colis pesant plus de 600 kilos pour l’ensemble transitent vers l’habitation rétaise des Reclus. Il s’agit de livres pour l’essentiel. Une grande peur s’empare des habitants d’Ars-en-Ré : et si c’était de la dynamite ? Élie Reclus, le frère d’Élisée, est brièvement arrêté, son fils Paul Reclus est en fuite, soupçonné d’avoir fabriqué la bombe que l’anarchiste Vaillant a fait exploser à la chambre des députés. La rumeur enfle…Un livre agréable.


Thierry Guilabert