Krach Boum Uh ! La spéculation comme une fin en soi

mis en ligne le 23 mai 2013
Dans « Traders et prédateurs » (Le Monde libertaire, n° 1667, 5-11 avril 2012), j’avais évoqué l’existence de pharaoniques projets d’infrastructures sous-marines dédiées au THF, le trading à haute fréquence (des dispositifs automatiques de transactions boursières en masse et à haute vitesse). Une loi récemment proposée par le ministre de l’Économie Pierre Moscovici se donne pour but de s’opposer notamment à cette pratique spéculative (on verra en conclusion qu’il n’en est rien). Autant dire que les enjeux sont d’une importance cruciale. Eh bien une fois de plus, force est de constater que les médias de masse télévisuels et les éditocrates renâclent à se pencher sur les pires aberrations du capitalisme et de l’ordre bourgeois, en faisant diversion à grands coups d’indignations surjouées quand un Cahuzac s’adonne à la fraude fiscale et que les gouvernants, en place ou en mesure de le redevenir, s’agitent avec des trémolos dans la voix pour nous assurer – en le jurant sur la sainte République – que tous ces comportements infâmes seront jugulés. Le tout pour mieux affirmer qu’il n’existe aucune alternative : l’austérité pour régler la dette de l’État, les économies drastiques sur le dos des plus démunis, la retraite qu’il faut prendre plus tard, etc. Oui, mais pendant ce temps-là, la mégamachine financière bat son plein, à côté de laquelle les comptes suisses de Cahuzac, les tableaux de Guéant ou encore l’achat d’un appartement de 7 millions d’euros par le fils Fabius alors qu’il ne paie pas l’impôt sur le revenu sont peanuts.

Décrypter l’opaque
Deux livres récents traitent de ce sujet extrêmement préoccupant du THF : Krach Machine (de Frédéric Lelièvre et François Pilet, Calmann-Lévy, 2013) et 6 (Zones Sensibles Éditions, 2013), lequel s’ouvre sur cette citation de Henry Ford, à une époque où le système économico-financier était bien moins compliqué que de nos jours : « Il est appréciable que le peuple de cette nation ne comprenne rien au système bancaire et monétaire. Car si tel était le cas, je pense que nous serions confrontés à une révolution avant demain matin. » Le THF donc, ce boursicotage high-tech, provoque au moins (euphémisme…) trois désastres :
1. Il amplifie les effets délétères d’un système économico-financier basé sur la dictature des marchés et il est un facteur considérable de crise systémique dudit système ;
2. Il nécessite des infrastructures onéreuses et potentiellement dangereuses (ce que j’indique dans l’article susmentionné : dépose de câbles sous-marins dans des zones naturelles indemnes de gros équipements) ;
3. Il surajoute une intense zone d’opacité (à cause de la vitesse des transactions, de l’ordre de la microseconde, et de la masse des transactions simultanées, des milliards par jour) à un système déjà fortement marqué par la brutalité et le mépris des intérêts du plus grand nombre (notamment quand il est question de spéculations sur les denrées alimentaires de première nécessité, elles aussi devenues la proie du THF).
On peut ajouter aussi qu’un nouveau bizness totalement inutile (sauf pour ses bénéficiaires directes), donc parasitaire, a été créé : les sociétés qui pratiquent le THF se payent des « services » rendus en prélevant un pourcentage sur les transactions, certes infime mais multiplié par des milliards et des milliards d’occurrences, ce qui génère donc des chiffres d’affaires très importants, donc des dépenses qui, n’en doutons pas, seront supportées non par les boursicoteurs mais par les centaines de milliers de travailleurs de ces entreprises soumises par leurs dirigeants à ces jeux boursiers.
Autre déboire qu’il faut affronter dans ce genre d’activité : les failles informatiques. Ce sont donc des algorithmes (en gros, des logiciels) qui opèrent ces transactions. Si un logiciel est défaillant, vu la densité d’opérations à la seconde et les montants en jeu, une erreur s’amplifie de manière explosive et les pertes sont alors gigantesques – pertes qu’il faudra bien résorber, une fois encore certainement pas par les fautifs… Lelièvre et Pilet donnent l’exemple d’une société de courtage ayant eu recours à un logiciel de THF pas au point, occasionnant 10 millions de dollars de pertes par minute ; il a fallu 45 minutes pour s’en rendre compte et stopper les transactions… Les auteurs nous apprennent aussi qu’un câble sous-marin va être posé entre New York et Londres spécialement pour le THF, escomptant un gain de 5 millisecondes pour un coût de 250 millions de dollars. Tous les Kerviel qui soit se gourent dans leurs opérations de Bourse, soit se goinfrent sur ordre des sociétés de courtage sont peut-être des ustensiles moins graves, dans ce système odieux, que le THF et ses dangers potentiels.

Dérobades socialistes
Et en France, que font Hollande et ses mollassons gouvernementaux (avez-vous déjà essayé de diriger un bateau avec un gouvernail mou ?) ? La loi bancaire de Moscovici initialement proposée fin 2012 évitait le problème en faisant semblant de le régler. Le ministre prétendait taxer le THF, ce qui est un mensonge. En effet, le THF était interdit si sa fréquence s’avérait supérieure à une valeur temporelle précise ; par conséquent, pour échapper à cette interdiction, il suffit de « trader » à une fréquence plus rapide (en réalisant des opérations toutes les 0,51 seconde), ce dont sont bien évidemment capables les outils de THF… C’est un peu comme un code de la route qui interdirait de rouler à plus de 200 km/h, en pensant qu’il n’existe pas de bolides automobiles capables d’aller plus vite… De plus, ce texte exclut de la taxation (censée être dissuasive ?) un certain type de transactions dites « activités de tenue de marché ». Or, le THF porte notamment sur ces activités. Donc, là encore, une échappatoire aux moyens de régulation (des interdictions en fait) qu’il faudrait mettre en place pour lutter contre ces pratiques fatales. Un spécialiste de ces questions estimait alors que si la loi restait en l’état, 80 à 90 % du THF échapperont à l’interdiction. Qu’en sera-t-il de la loi définitive ? Sans doute désespérément conne, hypocrite, en un mot : moralement frauduleuse.