Fléchissement/extension du domaine de la lutte

mis en ligne le 16 mai 2013
C’est, par exemple, lors d’un défilé du 1er mai. Le militant, par automatisme, crie en chœur avec ses collègues syndiqués : « Banquiers, patrons, spéculateurs, taxons les profiteurs ! » Et soudain, un flash : « Mais qu’est-ce que je suis en train de gueuler comme connerie ?! C’est pas les taxer, c’est leur retirer leur pouvoir de nuisance, c’est les virer qu’il faut faire ! » Et pourtant, c’est d’un syndicat « de luttes » qu’il s’agit…
« 75 % du salaire de référence » pour la retraite, telle était la revendication intersyndicale en 2010 pour le taux de remplacement du salaire. Mais dans les années 1990, on atteignait 84 %. Cherchez l’erreur ! Mais au fait, le « salaire de référence », c’est lequel ? Dans le temps, les syndicats parlaient de « 75 % du salaire brut », mais aujourd’hui ? 75 % du net ? Cruels reculs.
Dans le cadre de l’ANI (accord national interprofessionnel) récemment signé par d’autres syndicats dits « représentatifs », on trouve l’obligation de souscrire une complémentaire santé. Grande victoire ? Alors que c’est continuer d’attaquer la Sécurité sociale. C’est nier son aspect « universel » (au sens de collectif) et sa capacité à rembourser les soins. Il y a du fric à se faire sur notre dos ; la gratuité des soins s’est envolée, comme celle de l’école. Et lesdits représentatifs entérinent cela. Les mutuelles, comme les assureurs, sont les ennemis de la Sécu. C’est aussi individualiser au maximum les situations et diviser. Mais certains parlent de progrès pour la santé !
Bien sûr, on comprend qu’il s’agit de reculs, d’une suite de luttes ou de négociations qui tournent à l’avantage du patronat, des marchands. Mais l’enjeu est plus large : il ne s’agit pas seulement de pourcentages grignotés au fil des ans des « revenus du capital sur ceux du travail ». S’attaquer aux retraites, à toutes les autres branches de la Sécu – assurance maladie ou allocations familiales –, c’est s’attaquer à la part de salaire socialisé qui existe dans l’économie. Cette caisse géante qui permet de continuer de toucher un salaire lorsque l’on a quitté son emploi, qui permet de mettre en place un service de santé efficace, des hôpitaux, des personnels, etc. Cette caisse qui prouve tous les jours qu’en socialisant une part des richesses, nous pouvons assurer le bien-être de millions de gens, leur éviter souffrance et déchéance. Mais bien plus encore ! Cette caisse géante, si elle prenait de l’ampleur, par une cotisation plus vaste, nous permettrait de résorber en deux temps trois mouvements les prétendus trous de la Sécu, et surtout nous donnerait les moyens d’échapper à l’emprise des prêteurs, des usuriers, banquiers voleurs et spéculateurs de tous poils. L’argument de « la dette » – justifiant tous les reculs, les plans d’économies, les politiques d’austérité – n’aurait plus de poids. On comprend que les capitalistes aient tout intérêt à supprimer du paysage ce qui prouve notre force économique. Il s’agit pour eux de réduire à la portion congrue, voire de faire disparaître la part de salaire socialisé qui échappe au secteur marchand. Faire disparaître la preuve qu’ils ne sont pas indispensables. On comprend mieux alors l’acharnement commun de tous les réformateurs de droite comme de gauche depuis plus de trente ans ! Mais il s’agit pour nous, au contraire, de développer cette part jusqu’à réduire à néant la propriété lucrative et la nuisance sociale qu’elle secrète.
Reprendre l’offensive, c’est avant tout la reprendre intellectuellement, pour ne pas combattre sur le terrain miné par l’ennemi. C’est donc arriver à s’extraire des discours assénés par les régiments de journalistes, d’experts et d’idéologues formatés. C’est comprendre ce qui aujourd’hui, dans le fonctionnement de l’économie, est un levier pour changer la donne. Et c’est mettre en place une campagne de longue haleine d’information, de publications, de slogans et de visuels afin de fédérer luttes et groupes, bien au-delà des anarchistes.
On peut chercher à mettre en place des alternatives, des structures autogérées, expérimenter à des échelles réduites. Mais on peut aussi avoir l’ambition de révolutionner macro-économiquement. L’esprit des premières caisses et mutuelles ouvrières est là, mais il s’agit de changer d’échelle.