Paraire vs. Onfray ou de la fraternité entre universitaires

mis en ligne le 9 mai 2013
L’auteur a épargné Michel Onfray en reconnaissant qu’il n’a pas pris de positions internationales scandaleuses (p. 110). Depuis, Onfray lui-même a écrit un bref article : « M. Hollande ne comprend rien aux guerres idéologiques du XXIe siècle » (Le Monde, 21 avril 2013) dont la dernière ligne est : « Pendant qu’elle fait la chasse aux Maliens en sandalettes, la France déroule le tapis rouge à des États qui rachètent petit à petit ce que la France en faillite brade aux émirs les plus offrants… Si la gauche voulait montrer sa différence, ce serait le moment ! »
Cet article du libertaire autoproclamé révèle quelques aspects curieux : se placer en conseiller d’un politicien assez haut placé ; passer sous silence que la corruption des classes dirigeantes maliennes est le fruit de l’équipe Giscard-Mitterand-Chirac-Sarkozy-Hollande ; ignorer la technique militaire des Maliens attaqués par l’armée française, tout en ignorant l’équipement par les États-Unis (drones et informations satellitaires), donc une affaire capitaliste internationale et non pas française ; les multinationales françaises, d’après la Bourse, sont encore assez loin de la faillite ; prendre la « gauche » pour autre chose qu’une droite assagie. Cet ensemble de niaiseries renvoie à un texte d’Albert Camus qu’Onfray n’a pas retenu dans son livre – du reste sympathique, sauf la dernière partie 1 : « Le mal que les intellectuels (je dis bien : les intellectuels et non les artistes) ont fait, peuvent-ils le défaire ? Ma réponse est oui, mais à la condition : qu’ils reconnaissent ce mal et le dénoncent ; qu’ils ne mentent pas et sachent avouer ce qu’ils ignorent ; qu’ils se refusent à dominer ; qu’ils refusent, en toute occasion et quel que soit le prétexte, tout despotisme, même provisoire. Sur ces bases, réunissez autant d’hommes que vous voudrez et quels que soient leurs noms, je serai parmi eux, 15 février 1952. » Onfray ferait bien de s’en imprégner avant d’écrire.
De plus, si je compare les positions de l’intellectuel Onfray avec celles d’un autre intellectuel libertaire, Noam Chomsky, dénonçant les impérialismes nord-américain et soviétique (sans oublier la France), il me semble que l’un des deux en est encore au stade de l’apprentissage. Bien sûr, chacun est libre de se définir à sa guise : avant Onfray, Charles Aznavour se disait « anarchiste » il y a quelques lustres, et Dominique Strauss-Kahn, il y a peu, « innocent de tout écart sexuel ».
Pour Noam Chomsky, 84 ans, Onfray pourrait dire qu’il met de l’eau dans son vin. Or Chomsky écrit (à propos des destructions écologiques que les États-Unis et le Canada mettent en marche) : « Les sociétés indigènes luttent pour protéger ce qu’elles appellent parfois les droits de la nature, alors que les gens civilisés et sophistiqués se moquent de cette niaiserie. C’est exactement le contraire de ce que la rationalité envisagerait, à moins que cela ne soit la forme biaisée de la raison filtrée par la DCRE (la démocratie capitaliste existe réellement). (Extrait de son nouveau livre Power Systems : Conversations on Global Democratic Uprisings and the New Challenges to U.S. Empire. Conversations with David Barsamian, publié en castillan sous le titre “La civilisation peut-elle survivre au capitalisme ?” » (La Jornada, 18 mars 2013.)
Michael Paraire, professeur de philosophie et libertaire, est bien préparé pour jauger son collègue Michel Onfray, en lui adressant une double critique, philosophique et anarchiste, et, en plus, compréhensible.
Michael Paraire met en évidence chez Onfray une « authentique stratégie de la destruction de la raison, elle érige les principes d’incohérence et d’autocontradiction en critère de la vérité, réduisant la philosophie à n’être qu’une succession de paradoxes insoutenables » (p. 13). Visiblement, Paraire a décortiqué la majorité des soixante livres (dont se pare Onfray). Pour ma part, je n’ai lu que L’Ordre libertaire, la vie philosophique d’Albert Camus et j’y ai noté un procédé à la limite de la malhonnêteté – la critique définitive de Bakounine qu’Onfray connaît aussi mal que la position de Camus sur Bakounine.
L’interprétation divergente de Nietzsche est fondamentale (et je n’entrerai pas dans le débat). Sur le plan de la philosophie et du vécu des philosophes, chers à Michel Onfray, je pense que c’est un axe intéressant (pour démasquer Onfray lui-même). Paul Ricœur a exalté Philippe Pétain, dans sa phase fasciste, et Martin Heidegger a participé au nazisme. Michael Paraire n’aime pas que Jean-Paul Sartre soit rabaissé par Onfray. En fait, c’est Sartre qui se rabaisse lui-même la plupart du temps, malgré quelques lueurs.
Sur le plan anarchiste, Paraire souligne avec raison l’absence chez Onfray de prise en compte de l’anarcho-syndicalisme espagnol et de ses réalisations.
Paraire aborde le postmodernisme que proclame Onfray avec son postanarchisme. Paraire analyse le postmodernisme comme « une forme de nébuleuse intellectuelle, les cultural studies, qui prétend réviser l’histoire pour faire perdre aux individus toute compréhension cohérente du monde dans lequel ils vivent » (p. 94). Je trouve que l’auteur n’est pas assez critique. Le postmodernisme naît aux États-Unis à partir d’une bouillabaisse d’auteurs français qui ne se fréquentaient pas (Bourdieu, Derrida, Foucault, Lyotard), et en effaçant leur engagement social. C’est une façon commode pour un universitaire états-unien d’ignorer Noam Chomsky et de feindre de critiquer sans prendre de risque.
Les Anglo-Saxons se réclamant du postanarchisme peuvent avoir des positions honnêtes sur Bakounine et le capitalisme, comme Saul Newman. Le postanarchisme de Michel Onfray se caractérise par sa confusion, laquelle le conduit à synthétiser en une phrase Godwin, Proudhon, Stirner, Fourier, Bakounine, Kropotkine, Louise Michel, Thoreau, Reclus, Sébastien Faure, E. Armand, Pelloutier, les anarcho-syndicalistes, Makhno, Voline, Malatesta, Han Ryner-Devaldés-Palante, Emma Goldman, Lecoin.
On en arrive naturellement à la conclusion que Michel Onfray est un libertaire évanescent, en dehors de tout groupe, sauf erreur, donc parfaitement intégrable dans les milieux et les médias du pouvoir. En cas de doute, l’épisode récent (août-septembre 2012) de la candidature d’Onfray au poste de commissaire pour une exposition consacrée à Camus à Aix est plutôt pitoyable.
Heureusement, Michael Paraire propose une seconde partie, constructive, non plus uniquement critique de Michel Onfray.
Il s’agit de « Vers le suranarchisme ». Malheureusement entraîné par son élan, Paraire poursuit ses critiques contre Onfray, ce qui me semble inutile. Enfin, si toute suggestion est intéressante, le point de départ me paraît erroné : « Relever le défi qu’il [Michel Onfray] lance lorsqu’il affirme que, depuis un siècle, la pensée anarchiste n’a plus rien produit. » (p. 114.) Il est vain de se fonder sur un personnage inconséquent pour lui répondre. Le problème du socialisme et de l’anarchisme n’est pas d’élaborer des concepts, mais d’abattre le capitalisme.
Et, entre 1913 et 2013, bien des réponses révolutionnaires ont été apportées en Russie et en Espagne, puis dans d’autres pays dont la France. Quant aux pensées nouvelles, je vois un approfondissement net, pour le féminisme, « l’entreprise la plus urgente à réaliser dans la nouvelle structure sociale est de supprimer la prostitution. Avant de nous occuper d’économie ou d’enseignement, dès maintenant, en pleine lutte antifasciste nous devons en finir radicalement avec cette dégradation sociale » 2. Et, également, une prise de conscience croissante du rôle des masses, prônée dès le XIXe siècle par Bakounine et Kropotkine, qu’en période de crise « c’est alors que les indifférents d’aujourd’hui deviendront partisans convaincus de l’idée nouvelle » 3. Les événements de mai-juin 1968, les masses contestataires tunisiennes, égyptiennes et les Indignés espagnols rappellent la capacité de la base. Bien entendu, il existe des mouvements de militants qui dirigent leurs masses. Et les échecs successifs de l’URSS et des Tigres tamouls le démontrent amplement, en plus de ceux de Cuba et du Venezuela.
Michael Paraire propose trois points d’accroche théorique : les visions scientifiques de Kropotkine, Bachelard (mais je n’ai saisi ni la pensée ni son utilité pour moi), Russell (un résultat semblable, j’aurai préféré son analyse du pouvoir, insuffisante, mais sympathique), l’auto-organisation de la matière (ce qui est enrichissant), Proudhon et l’idée de groupe « hors du groupe, il n’y a que des abstractions et des fantômes » (p. 132) 4.
Le dernier point est pratique : le refus de l’anarcho-individualisme (pp. 143-144), mais on ne saurait le limiter à un simple nombrilisme ; la question du pouvoir et des masses, assez mal exprimée, a été résolue par Bakounine : « Rendre impossible, au lendemain de la victoire populaire, l’établissement de tout pouvoir étatique sur le peuple, même d’un pouvoir qui serait en apparence le plus révolutionnaire ; l’acceptation d’un degré minimum de violence (on enfonce une porte ouverte) ; la constitution de liens d’amitiés politiques avec tous ceux qui se réclament d’un devenir révolutionnaire collectif […]. Les conditions qui ont amené la dispute fratricide entre communistes libertaires et communistes autoritaires, ou entre socialistes et anarchistes, ne sont plus d’actualité » (pp. 170-171) 5.
Les amitiés se tissent dans les luttes, au-delà des étiquettes, pour échapper aux trahisons, qui viennent bien souvent toujours des mêmes partisans de théories hiérarchiques omniscientes, plus religieuses que socialistes.

Franck Mintz









1. L’Ordre libertaire, la vie philosophique d’Albert Camus, pp. 534-535.
2. Femmes libres, dans l’Espagne révolutionnaire en septembre 1936. En comparaison, les autres théories féministes ne me semblent pas à la hauteur.
3. Pierre Kropotkine, Paroles d’un révolté, Paris, 1978, p. 83.
4. Paraire ne cite pas Jean-René Saulière dit André Arru, individualiste, résistant et pacifiste en 1939-1944.
5. Bakounine, Lettre à Serge Netchaïev, 2 juin 1870.