La France sous influence

mis en ligne le 9 mai 2013
1705OrangeJ’écris cette chronique après avoir lu un assez mauvais livre de Claude Revel sur le sujet, livre qui ne met pas en lumière les vrais enjeux, à savoir le libéralo-capitalisme et sa recherche du maximum de profit à court terme. Cependant, il renferme une mine d’informations car l’auteure est justement une consultante et une professeure en influence dans une université bidon aux États-Unis. En outre, on y trouve quelques pépites noyées dans la masse fastidieuse des informations d’un bouquin mal structuré. Ce n’est pas un hasard car l’auteur sort de la même promo de l’ENA que le président de la République. Ce n’est pas une boîte qui brille par la pensée et la méthodologie. À l’ENA, on apprend à dire n’importe quoi sur un sujet que l’on ne connaît pas en quinze minutes.

Violence vs. influence ?
L’auteure se félicite que l’on soit passé du hard power ou force/violence au soft power ou influence. Elle ne voit pas que le soft est la continuation de la violence par d’autres moyens, comme pourrait dire Clausewitz. Elle oublie donc que les États-Unis se sont surtout illustrés par l’intervention armée pour asseoir leur pouvoir et maintenir leurs alliés fascisants tels Pinochet ou Suharto. Elle néglige que ce pays est spécialiste de l’écart entre le discours (paix, droits de l’homme, démocratie, liberté du commerce) et la pratique (guerres, Patriot Act, ploutocratie, subventions et protectionnisme). Faites ce que je dis, pas ce que je fais est le leitmotiv. Qu’est-ce que le soft power si soucieux du droit des autres ? C’est l’influence, le lobbying, l’idéologie, le chantage aux aides (vis-à-vis de l’Égypte, par exemple, ou au retrait de publicité contre un journal inamical), etc. Madame Revel, tout à son admiration du modèle libéralo-capitaliste qu’elle ne remet jamais en cause, ne sait rien de Gramsci, sous l’aile de qui son livre devrait être mis. Car Gramsci avait bien vu que pour constituer « un bloc historique » hégémonique, il fallait mixer astucieusement l’exploitation économique, la domination politique et l’aliénation culturelle, la méthode la plus efficace étant le bourrage de mou par l’idéologie. La leçon, pourtant, n’avait pas été perdue pour tout le monde. En effet, c’est par un intense travail de propagande libéralo-capitaliste que les libéraux reconquirent la faveur des politicards. Hayek et Friedman nous amenèrent Thatcher et Reagan et ensuite tous les dirigeants occidentaux et européens succombèrent aux attraits du libéralisme, parfois camouflé en social-démocratie ou en socialisme rose à la Mitterrand. Il n’est donc pas étonnant que l’Union européenne soit aujourd’hui assiégée par 20 000 lobbyistes, dont 15 000 étatsuniens.

Vers l’autorégulation
Madame Revel juxtapose les moyens de l’influence des puissances économiques et financières des États libéraux (et maintenant des autres) sans expliquer le processus qui les a engendrés. Au départ on a l’alliance des idéologues et penseurs libéraux avec les capitalistes qui les ont financés pour répandre la bonne parole libérale : plus d’État, plus de régulation, plus de lois et règlements, plus de contrôles, libre circulation des marchandises et des capitaux, libre-échange concurrentiel et « efficience des marchés », spécialisation dans les avantages compétitifs. On pourra faire des affaires et vous en retirerez une bonne image car la croissance induite éradiquera le chômage. À ce titre, l’auteure se félicite que la disparition des régulations étatiques et internationales ait été compensée par le soft power entendu là comme liberté de faire soi-même ses propres règles : autorégulation, chartes éthiques, autocontrôle, autonormalisation, autolabellisation, tout cela étant pondu par les firmes capitalistes, les banques, les assurances, les lobbys par elles fondées. Elles ont dit aux États : vous êtes incompétents pour fixer les règles, lesquelles, du reste, sont des entraves à la liberté du commerce et aux lois naturelles de l’économie. Par ailleurs, vous êtes trop petits eu égard à la mondialisation et vos bisbilles vous empêchent d’établir des lois internationales et les contrôles afférents. Donc, laissez-nous faire car nous sommes tout à fait capables de nous discipliner, de bien nous comporter vis-à-vis du bien commun. Banco, dirent les gouvernants ; cela nous fera de la croissance et nous économisera les frais du contrôle afin de diminuer les charges publiques.
On connaît le résultat avec la crise structurelle éclatée en 2008 mais latente depuis longtemps à cause des déséquilibres pharaoniques que cette autorégulation a produits.
Ensuite, les libéraux veillèrent à envahir les institutions de formation et d’information en les chargeant de manipuler les esprits vers l’excellence du libéralo-capitalisme : universités, centres de recherche, journaux puis médias. Comment ? En finançant les lieux bien-pensants soit directement soit par le biais des fondations. C’est merveilleux, car justement la fiscalité étatsunienne a toujours permis d’énormes exonérations fiscales pour l’argent consacré à des œuvres pieuses, charitables et utiles au bien commun, lesdites fondations. C’est ainsi que les « barons voleurs » du XIXe siècle se rachetèrent de leur culpabilité et la chose continue ; par exemple le monopoliste Bill Gates (qui impose son système d’exploitation à la plupart des ordinateurs vendus dans le monde) a créé sa fondation, codirigée avec sa femme.

Campagnes électorales et lobbys
Il faut dire qu’une telle défiscalisation, complétée ensuite par une baisse drastique des impôts des riches et des firmes, a été décidée par les politicards dans le cadre de l’excellente démocratie nord-américaine, celle qui est exportée à la pointe des baïonnettes. Car le modèle libéral a été facilité par les politicards. Pourquoi ? Parce que les firmes et les riches pouvaient subventionner leurs campagnes électorales et payer des publicités (y compris de diffamation, de calomnies, de mensonges, de désinformation) en faveur de leur candidat. La chose a été institutionnalisée récemment par la Cour suprême qui a trouvé là l’usage de la liberté d’expression garantie par le premier amendement de la Constitution. Les firmes ou lobbys peuvent donc dépenser à satiété. Et, s’il y a moins de corruption, forme émérite d’influence, aux États-Unis, c’est qu’elle y est reconnue et institutionnalisée.
Puis, le système de propagande a été complété et diversifié avec l’apparition d’une foultitude de think tanks (littéralement réservoirs de pensée), l’institutionnalisation du lobbying, la montée en puissance des communicants, l’apparition de l’intelligence économique (vantée par Revel, c’est l’espionnage des concurrents et du dénigrement afin de nuire à leur image ; c’est aussi de la mise en sécurité des secrets et des brevets de la firme), la notation et le classement comparatif des firmes ou autres, toutes choses chargées de l’agit-prop’ libéralo-capitaliste. Universités, fondations, think tanks, lobbys forment une structure diversifiée, mais interdépendante, dédiée à l’influence, laquelle n’est plus réservée aux politicards, mais envahit tous les domaines.
Par exemple, un chercheur qui met en doute la qualité des produits Monsanto est aussitôt calomnié, dénigré, dé-subventionné par un battage organisé mélangeant médias, journaux scientifiques, chercheurs ou professeurs stipendiés par la firme. Un concurrent, à l’occasion d’un pépin, peut être attaqué par son concurrent, comme l’a été Toyota par suite de rappels de véhicules ayant un défaut de fabrication ou de conception, ou Renault à la suite de ses mésaventures d’espionnage interne monté de toutes pièces par… son responsable de sécurité.
Enfin, le système a été couronné par la folie quantitative à base de notations (rating), classements, évaluations, standards, comparaisons (benchmarking), analyses financières (ranking), le tout à court terme – le trimestre –, avec obligation étatsunienne des firmes cotées de publier leurs comptes tous les 3 mois, permettant de sélectionner les entreprises performantes (et les pays « compétitifs »).

Conseils, notations et pantouflages
C’est ainsi que les cabinets de conseil en management, munis en particulier d’une recension des « bonnes pratiques » et des méthodes efficaces devinrent indispensables aux PDG voulant faire du dégraissage, mais avec des raisons « objectives » données par un expert « indépendant » quoiqu’en étant rémunéré grassement par lesdits PDG. Évidemment, les conseils des KPMG et autres Arthur Andersen (disparu par faillite frauduleuse, ayant aidé Enron à truquer ses comptes) sont conformes à la doxa libérale et la répandent partout. Parallèlement, les agences de notation, en général payées par les notés eux-mêmes, propagent les notes infamantes ou encourageantes tant pour les États que pour les firmes. Les universités sont classées, par exemple, suivant le nombre d’articles pondus (voire recopiés) par leurs profs et parus dans les revues scientifiques, ou suivant leur budget ou leur ouverture aux étudiants étrangers. C’est d’ailleurs une spécialité américaine que de recevoir et formater de tels étudiants qui formeront ensuite l’élite des chercheurs (avec prière de se faire naturaliser yankee afin de cumuler les prix Nobel) ou qui essaimeront la bonne science en revenant chez eux. Les États-Unis reçoivent aussi nombre de jeunes étrangers détectés par leurs ambassades ou consulats pour les émerveiller avec un séjour chez eux.
L’auteure insiste à juste titre sur une méthode d’influence, très en vogue chez Goldman Sachs, celle des « revolving doors » ou portes tournantes ou, à la française, pantouflage. Cela consiste à placer des cadres dans l’administration publique avant retour ou aller-retour dans le privé, à repérer des politicards ou très hauts fonctionnaires (genre Sutherland, Mandelson, Draghi, Monti, Papademos, Schröder, de Croisset, etc.) pour faire prendre de bonnes décisions, par exemple par l’Union européenne, en leur faisant miroiter un poste super bien payé ensuite dans les boîtes privées.
Cela marche très bien et on sait que l’administration américaine est toujours truffée de séides émanant de Goldman Sachs et de la finance. On sait aussi que les organes experts en matière de normes techniques, de normes comptables (établies par des officines anglo-saxonnes et prônant la fair value ou évaluation des actifs à leur valeur de marché), de santé, de toxicité sont de moins en moins publics ou, quand ils le restent, c’est comme façade de neutralité puisqu’ils contiennent une proportion de plus en plus grande d’experts venant des firmes ou des lobbys sous prétexte de réduction du coût en fonctionnaires des agences publiques.

Perversité des ONG
Le livre s’émerveille de ce que des ONG puissent elles aussi intervenir dans les instances internationales afin de faire valoir leur position face à celles des firmes et des lobbys. Ainsi, seraient apparus le développement durable, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) à l’ONU et dans ses satellites ou à l’OMC ou à l’OCDE. L’auteure trouve qu’il s’agit d’un grand progrès, sans mettre en lumière qu’alors ce ne sont plus des règles qui jouent mais des engagements volontaires, fort mal surveillés sauf par certaines ONG.
En fait, les firmes et les politicards ont été forcés d’admettre les ONG comme partenaires parce qu’elles pouvaient détruire leur image (celle de Nike, par exemple, qui faisait travailler des enfants dans ses usines asiatiques, ou celle de Total qui pactisait avec la junte birmane pour chasser les indigènes des champs pétrolifères, chose couverte par un célèbre rapport du sieur Kouchner).
L’amour est allé plus loin puisqu’aujourd’hui les firmes et certaines ONG, la mano en la mano, passent des accords de certification des pratiques et des produits. Madame Revel dit que les plus grosses ONG sont d’obédience américaine sans mettre en évidence qu’il s’agit là d’une méthode efficace d’influence pour le libéralisme. En fait, les ONG contribuent, sans le vouloir sans doute, mais en refusant d’en être conscientes, à corriger à la marge les exactions du libéralo-capitalisme, ce qui contribue à le perpétuer.

Deux modes d’influence
L’essai nous dit que si le lobbying et l’influence sont nés aux États-Unis avant de se répandre comme la peste, c’est à cause du modèle démocratique de ce pays : une approche procédurale de détermination de l’intérêt général, via des consultations et négociations entre acteurs menées par les chambres et l’exécutif. Il n’y a pas d’intérêt général a priori ou détenu souverainement par le Parlement comme en France où les députés sont censés exprimer la volonté générale car ils détiennent la souveraineté absolue de l’État. Il n’y aurait donc pas besoin de consulter en France. Madame Revel ne voit pas que dans les deux cas, en dernière instance, ce sont les politicards qui décident. Elle ignore que le pouvoir politique aux États-Unis a été soigneusement émietté et contrebalancé (les contre-pouvoirs, les « checks and balances ») de façon à rendre une décision de l’exécutif très difficile sans accord des chambres. C’est ce qui explique qu’Obama n’ait pas fait grand-chose, par exemple en matière de politique environnementale. Et surtout l’auteur ne voit pas que le thème de l’intérêt général porté par les seuls politicards élus (donc légaux et pas forcément légitimes) est pro domo. Dans la réalité, les députés et autres sénateurs ont toujours su voter des lois en faveur de leurs vrais mandants, le capital et la finance. La France a toujours fait de l’ordo-libéralisme (fixer les bonnes règles par le droit) sans le savoir. Sauf lors des Trente Glorieuses (1945-1975) où une certaine approche gaullienne imprégnait les fonctionnaires après la mise en place du programme du Conseil national de la résistance à la Libération, notamment avec la Sécu et les nationalisations. Hélas, sous les coups de butoir du libéralo-capitalisme, ce type de fonctionnaire dévoué à l’intérêt général a disparu. Il s’avère donc que l’influence a toujours été possible en France, même si elle devait rester discrète. C’est le secret qui est la différence essentielle entre les deux régimes.

Pour en finir
Ainsi, finalement le livre n’est pas si mauvais, mais involontairement : il donne à l’auteure des verges pour se faire battre et il demeure une mine d’informations pour savoir ce qu’il en est de la démocratie de nos jours. Et cela ne s’arrange pas avec la montée en puissance des « organes » experts (BCE, commission de Bruxelles, FMI, etc.) qui gouvernent sans élection. Cela va même jusqu’à violer le vote du peuple, comme pour le référendum sur le TCE en 2005, et jusqu’à démantibuler un gouvernement élu comme celui de Papandréou lorsqu’il voulut présenter le programme d’ajustement structurel pondu par la « Troïka » (FMI, BCE, Bruxelles) à un vote référendaire du peuple. L’hypocrisie du soft power disparaît alors : il ne reste plus que le hard technocratique. Vive Pinochet, le si bon élève de Friedman et de l’école économique de Chicago.
Madame Revel se plaint de ce que notre pays soit si en retard dans la mise en œuvre des méthodes et techniques d’influence (ce qui dément le titre de son bouquin qui a l’air de le déplorer) ; c’est tant mieux car si Machiavel était un démocrate transparent cela se saurait. Or sa stratégie a triomphé : mensonges, manipulations, ruses sont à l’honneur dans le libéralo-capitalisme.