Une population d’ânes menée par des fauves

mis en ligne le 11 avril 2013
Ce rapport vient du cœur du sérail. D’un gourou du web. M. Jakob Nielsen. Spécialiste mondial en lisibilité. M. Nielsen a pour clients General Motors, l’US Navy, Apple, Google. Des gens pour qui « lisibilité » s’épelle « dollars ». Après des années de recherches très sérieuses, où des caméras filmaient et suivaient les yeux des usagers du web, Nielsen a pondu un rapport le 1er octobre 1997 : « How Users Read on the web » comment les utilisateurs lisent sur le web. Première phrase du rapport, juste sous le titre : « They don’t ».

Vendre aux jeunes
Même les non-anglophones auront compris. Les utilisateurs du web, dans leur très vaste majorité, lisent les titres. Et les phrases du haut. Si elles sont bien isolées. Et courtes. Cette lecture tronquée, mutilante, est surtout le fait des plus jeunes. On déplore depuis longtemps les effets délétères des écrans de télévision. Mais à présent les écrans prolifèrent bien au-delà de la télévision. De Facebook à Twitter, le filet ne laisse pas échapper beaucoup de cerveaux. Pensez aux moins de vingt ans : combien d’heures livre en main ? Combien d’heures les yeux devant un écran ? Les thuriféraires du tout-digital rétorquent souvent : « Les jeunes webbeux ne lisent pas Thucydide et écrivent avec l’élégance d’un orang-outan, mais quels petits génies technologiques, quelle créativité dans leur univers ! » Et les vieux, qui ont tous supplié un morveux de les tirer d’affaire quand leur PC plante, d’opiner du bonnet, ravis de leur propre ouverture d’esprit. Nielsen, lui, ne se préoccupe pas de savoir si les jeunes valent mieux que les vieux ou vice-versa. Son travail est d’aider ses clients à vendre. Google, Apple, Sony veulent atteindre les jeunes ; M. Nielsen se garde donc d’aborder ses études avec des idées préconçues sur les espoirs de l’avenir contre les trésors du passé. Un autre rapport de M. Nielsen, sur l’usage du web par les
adolescents, affirme sans ambages que la majorité d’entre eux font preuve de capacités de lecture, de connaissance des procédures de recherche et de niveaux de patience insuffisants pour surfer efficacement sur le web. Bien entendu, « ils n’aiment pas lire beaucoup sur le web ». Selon son étude plus générale, en moyenne les utilisateurs du web ne lisent que 28 % des mots présents sur une page web. « [Les adolescents] ne cherchent que ce qu’ils espèrent trouver, ne le veulent que rapide et gratuit, avec le minimum d’effort. Ils ne jugent pas ce qu’ils voient sur les caractéristiques objectives du contenu livré, la qualité du langage et de l’image, mais sur les caractéristiques subjectives de la familiarité et de la facilité… [le contenu rencontré et les habitudes prises en ligne] ne favorisent pas l’acquisition du savoir, le langage distinctif ou la capacité à raisonner en longues unités séquentielles. Ils ne cultivent pas la capacité à comprendre des textes denses tels qu’un contrat, une preuve logique ou un sonnet élisabéthain ». Les conseils de Nielsen, d’ailleurs, ne visent pas à « adapter les esprits et les sensibilités des jeunes à ce que l’on trouve de plus intelligent sur le web, mais au contraire à adapter le contenu offert sur le web aux intérêts et à l’impatience de la jeunesse ». Nielsen recommande que le langage soit adapté au niveau de compétence linguistique d’un enfant de douze ans. Que chaque paragraphe ne contienne qu’une idée. Pas chaque phrase, chaque paragraphe. Que chaque paragraphe ne contienne que la moitié du nombre de mots que le langage normal aurait utilisé. « Le langage devrait toujours avoir l’apparence de l’objectivité, afin que les utilisateurs ne souffrent pas du fardeau cognitif supplémentaire de devoir distinguer les faits d’une part, la partialité et l’exagération de l’autre. » Sic.

Les ânes et les fauves
Le rapport de Nielsen, pur fruit d’un travail de capitaliste pour capitaliste, pur outil à profit, aussi clinique et précis que ces outils peuvent l’être, confirme donc ce que, après par exemple Michéa, on soupçonne : il s’agit de maintenir la majorité des êtres humains dans un état intermédiaire. Qu’on sache lire, juste assez pour comprendre les instructions et les règlements. Et qu’on ne sache pas penser. Qu’on soit privé des instruments de la critique et du partage de la critique. Le fantasme d’une population d’ânes menés par des fauves est bien le projet de ceux qui se prennent pour des fauves, et qui agissent comme tels.


Errico Zaporija



Source : Useit. com/alertbox
« The Dumbest Generation. How the Digital Age Stupefies Young Americans and Jeopardizes Our Future » de Mark Bauerlein, un ouvrage moins réactionnaire et anti jeunes que son titre pourrait le laisser croire.