L'or de la voix : peut-on tout vendre ?

mis en ligne le 7 mars 2013
Que l’on vende sa voix n’a rien de neuf. Que l’on vende l’illusion du plaisir non plus. Mais les opératrices de téléphone rose vendent quelque chose de plus précieux. Elles prodiguent leur imagination, et surtout leur attention. Une prostituée peut avoir la ressource de fermer les yeux et de penser à son livret de caisse d’épargne. Pas une « actrice téléphonique », comme elles se sont baptisées aux États-Unis. On lit, dans The Fantasy Factory, an insider’s view of the phone sex industry d’Amy Flowers (University of Pennsylvania Press), que ces actrices doivent accepter tous les types d’appels. Les seuls que leurs employeurs admettent qu’elles refusent sont les appels pédophiles. Les appels de violeurs, voire de tueurs virtuels, doivent être, si l’on ose dire, honorés. Certaines entreprises américaines se permettent d’ailleurs de proposer de tels types de conversation au moyen de publicités adaptées. Écouter un homme décrire comment il espère déchiqueter votre gorge, écraser vos seins et brûler vos pieds n’a déjà, on l’imagine, rien de plaisant. Mais devoir lui répondre comme il le souhaite ! Car il faut deviner ce qu’il souhaite : Monsieur préfère-t-il les cris de douleur ? Les cris de terreur ? Les borborygmes inarticulés ? Les supplications fleuries ? Les appels au secours ?
Ces éprouvants appels ne sont le fait que d’une petite minorité. Après avoir longuement consulté ses collègues, y compris les transsexuels, pré ou post-opération, et les hommes hétérosexuels capables d’imiter une voix de femme, Amy Flowers pense que les opératrices de téléphone rose utilisent, en gros, la classification suivante :
– Les bonbons (« Candymen ») : la vaste majorité des clients, qui ne demandent que des choses simples, banales et raccrochent sitôt leur éjaculation réussie ;
– Les « psychos » : Les violents, ou les fétichistes dont le fétiche n’a rien de plaisant.
– Les amoureux : comme leur nom l’indique, ceux-là tombent amoureux de l’opératrice. Leur amour peut, parfois, ne durer que le temps de la conversation. Il semble pourtant que toute opératrice compétente se voit proposer billets d’avion, mariage, enfants…
Amy Flowers cite un exemple d’amoureux bref, quoique surprenant. Hank, dépité que personne ne le félicite du parquet qu’il venait de poser avec brio, n’appela pas avec la voix rauque et le souffle court du masturbateur impatient, mais avec la simple requête que l’on admire son labeur. Stupéfaite, mais professionnelle, Amy Flowers fit donc mine d’écouter Hank décrire comment il scia à juste six pouces du mur la vingt-quatrième latte, après quoi la vingt-cinquième latte lui posa un problème vraiment difficile parce que… Miss Flowers indique qu’elle put lire, écrire, boire du thé et rêvasser pendant le long, le très long appel, ne prêtant attention qu’au rythme général de la voix, et produisant, au moment indiqué par les pauses de Hank, le « Non ? » ou le « Génial ! » ou encore le « Ouhlàà ! » suggéré par les inflexions à l’autre bout du fil ;
– Les débordants : les amoureux qui deviennent subitement jaloux de leurs milliers de concurrents, et passent du registre de l’amour fleur bleue à une pornographie exagérée, désespérée ;
– Les séduisants : ceux dont les appels, la voix, la culture, ou l’humour séduisent l’opératrice ! Ceux-là sont les plus dangereux, bien sûr. Car l’opératrice, déjà rarement en position dominante socialement, se retrouve à la merci, le cas échéant, d’un homme dont elle ne sait presque rien.
Cette dernière catégorie nous met sur la piste du véritable coût de ce bizarre métier. Car si les opératrices guérissent assez vite de la tentation de tomber amoureuses d’un de leurs clients (la première rencontre suffit en général à les ramener à la raison), mentir, mentir encore, mentir toujours ne va pas sans séquelles. La conversation tarifée est un étrange jeu dans lequel la vérité et le mensonge s’entrecroisent à grande vitesse. D’un côté, les clients se dévoilent comme ils ne le font peut-être nulle part ailleurs ; en mettant à nu ce qu’ils cachent, parfois ce qu’ils ont toujours caché, ils se mettent à la merci de l’opératrice. La gratitude de s’en voir bien traité ne peut pas échapper à l’opératrice, qui sait, elle, qu’elle n’éprouve pas du tout une émotion similaire. De l’autre, fidéliser la clientèle ne va pas sans, justement, feindre d’éprouver quelque sentiment pour le client ; au moins partager l’excitation de son fantasme, au mieux promettre un amour brûlant. Pour réussir ces acrobaties, il faut constamment analyser, décrypter, traquer la nuance, puisque l’on n’a rien d’autre, pas de visage, pas de geste, pas d’information sûre. Il faut supputer, soupçonner. Cette manie du doute déborde dans la vie courante ; l’une des plus grandes souffrances des travailleuses du mensonge est de ne plus croire non pas même à la sincérité d’autrui, mais à la leur propre.
Peut-on tout vendre ?