Pied-noir comme Camus

mis en ligne le 7 février 2013
C’est une histoire que nous sommes nombreux à partager. L’histoire des habitants de l’Algérie coloniale, celle des Espagnols, des Français fuyant leur misère vers cette nouvelle terre, y trouvant une autre misère, poussant des charrettes, pratiquant de petits métiers pour vivre chichement, loin des grands propriétaires qui ne sont pas légion. C’est l’histoire de la rencontre difficile entre les Européens, les Arabes – d’autres colonisateurs mais plus tôt venus –, les Juifs, les Berbères enfin qui virent passer toutes les invasions. Une rencontre tissée de racisme ordinaire et de violence terrifiante.
Jean-Marie Tixier raconte sa famille, son enfance dans les faubourgs d’Oran, le père instituteur sévère de l’école indigène qui, malgré l’hostilité de certains Blancs, est persuadé que l’éducation est l’une des clés du bien vivre ensemble. À travers des fragments mémoriels comme il les nomme, avec des touches sensibles, des touches de peintre, Jean-Marie fait le portrait de cette Algérie méconnue peuplée d’êtres qui ne furent pas toujours d’ignobles profiteurs de la population, esclavagistes modernes avant de devenir les assassins que l’on sait. Et le portrait est réussi, on y sent les parfums orientaux, on croit y attendre la musique d’El Gusto.
Parfois, au sortir d’un cinéma, Jean-Marie croise l’horreur de la guerre et puis oublie, il n’est encore qu’un enfant. Son père échappe par chance aux exécutions de l’OAS. La mort est partout et la mémoire de Jean-Marie n’est pas sélective, elle n’oublie ni les horreurs de la colonisation ni les crimes de guerre, elle n’oublie ni le massacre de centaines de Français le 5 juillet à Oran ni les 200 000 pieds-noirs pieds-rouges qui choisirent de rester en Algérie alors que la situation était des plus inconfortables ni même l’incurie du FLN. C’est que la réalité est complexe et que le peuplement européen de l’Algérie s’est fait dans le sillage d’une conquête, il s’agit donc d’une occupation des sols, une occupation coupable, ce qu’il nomme l’illégitimité ontologique de la colonisation.
Jean-Marie reviendra enseigner en 1977 à Sciences-Po Alger où il goûte à l’hospitalité algérienne. Il nous livre le portrait moderne d’une Algérie des années 1980 et 1990. Il nous parle du chaâbi, la musique folk d’Alger, de cette langue qui traîne dans les lieux dévoués à la musique franco-arabe. Du multiculturalisme que le régime n’a cessé de réprouver. Il parle des montagnes devenues aujourd’hui lieux interdits car occupées par les islamistes radicaux. Les fous de Dieu… Dans une analyse particulièrement fine, il montre l’absence de projet sociétal collectif du grand projet commun en Algérie. Il évoque les massacres des années 1995-1998, Bentalha, Relizane, Médéa, Chebli, Raïs, Sidi Youcef… L’été rouge de 1997. On a refusé au peuple algérien son histoire, celle des minorités, celle du colonialisme, celle de la guerre civile et du parti unique, à la place une vérité et celle-ci est coranique.
Il y a chez Jean-Marie une recherche de ce que Montaigne nomme « la voie du milieu », et qui n’est certainement pas une absence de point de vue. C’est à travers le cinéma algérien des dernières années, en particulier celui de Merzak Allouache qu’il discerne l’expression d’une nouvelle vitalité loin du sauve-qui-peut individuel, de la misère, du machisme, de la saleté, de la dégradation générale de l’espace public qui font le quotidien algérien, il trouve les armes d’un combat pour un multiculturalisme occulté. Une fois de plus, il s’agit de briser ce que l’écrivain Boualem Sansal nomme « le serment des barbares », pour parvenir à une réintégration de toutes les dimensions de son histoire dans l’Algérie d’aujourd’hui.
Un livre aussi essentiel que beau.

Thierry Guilabert