Faibles et puissants face à l’impôt

mis en ligne le 7 février 2013
1696FernandelOn ne reviendra pas sur ce que les bonnes âmes appellent « la crise » qui, en réalité, est intrinsèque au système capitaliste. On ne reviendra pas non plus sur l’explosion de la dette publique due aux cadeaux octroyés aux plus riches et à la fraude fiscale – cadeaux elle aussi – qui est tout autant encouragée par ce gouvernement qu’elle l’était par le précédent. Rappelons tout de même que cette dette est évaluée entre 40 et 60 milliards d’euros, l’équivalent à peu près du budget de l’éducation nationale. C’est dans ce contexte qu’a paru il y a peu, sous la plume d’Alexis Spire, Faibles et puissants face à l’impôt aux éditions Raison d’Agir.
On ne peut comprendre ce système qui s’évertue à nous broyer en faisant l’économie de l’impôt, de ses mécanismes et de l’institution qui le met en œuvre et en assure le recouvrement : la Direction générale des finances publiques (DGFIP), née en 2008 de la fusion de la Direction générale des impôts et de la Direction générale de la comptabilité publique.

L’impôt, outil de contrôle social
Tout le propos d’Alexis Spire est de montrer comment une telle institution censée assurer l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt en vient à différencier ses règles selon les types de contribuables.
Levons un doute. Dans son ensemble et en tout cas autant que peut l’appréhender l’étude sociologique, l’administration fiscale a constitué et constitue encore de nos jours un lieu de promotion pour les enfants issus de familles d’ouvriers ou d’employés. Pour les hauts fonctionnaires, on assiste, à partir des années 1980 et de l’arrivée de la gauche au pouvoir, à leur ralliement au libéralisme et à son corollaire, l’antifiscalisme, et ce au nom de la liberté d’entreprendre et de la défense de la vie privée. Ces énarques ne font que suivre leurs maîtres, les politiques chargés des affaires. On connaît bien ces discours théorisés par Milton Friedman et mis en pratique par Reagan et Thatcher. On sait peut-être moins, ou on l’a oublié, qu’un Michel Jobert, « gaulliste de gauche », ministre sous Mitterrand de 1981 à 1983, prônait la suppression de l’impôt sur le revenu.
Entre 1950 et 1979, en France, le pourcentage des ménages imposables est passé de 15 % à 63 %. Le développement de l’État providence puis la décentralisation et l’augmentation de la fiscalité locale ont fait entrer l’administration fiscale dans le quotidien de millions de foyers, et ce bien au-delà des seuls foyers s’acquittant de l’impôt. L’aide au logement, les bourses d’études, etc. sont, en effet, soumises à l’avis d’imposition ou de non-imposition.
Cette extension de l’emprise de l’administration à l’ensemble du corps social s’est accompagnée de possibilités de contrôles accrus et a fait naître du même coup de multiples incompréhensions ou confusions quant à l’application de la règle fiscale. Peu à peu, l’administration fiscale s’est transformée en « guichet social ». C’est ainsi que l’accueil du public afin de l’orienter dans la jungle des dispositions et de l’aider à rédiger ses réclamations est devenue une tâche importante des services des Finances publiques. Or, de 2008 à aujourd’hui, les politiques de réduction des déficits (Révision générale des politiques publiques sous Sarkozy, Modernisation des administrations publiques sous Hollande –bonnet blanc et blanc bonnet) ont supprimé 12 000 emplois au sein de la DGFIP, principalement parmi les postes de gestion des dossiers et de réception du public. Dans ces conditions, ce sont les populations les plus défavorisées, celles qui ont le plus de difficultés à faire valoir leurs droits, qui sont les plus lésées.
À ce propos, l’auteur compare deux dispositifs certes différents, mais dont le résultat consiste à rendre de l’argent aux contribuables au lieu d’en prélever. Il s’agit du bouclier fiscal et de la prime pour l’emploi. Ainsi, en 2007 le ministre du Budget, J.-F. Copé, demandait à l’administration de rembourser les sommes dues au titre du bouclier fiscal sans procéder à un contrôle exhaustif des dossiers des assujettis, alors qu’en 2006, sur les conseils de la Cour des comptes, il est demandé aux agents de contrôler les déclarations des candidats à la prime pour l’emploi. Deux poids, deux mesures.
à partir des années 1990, il ne s’agit plus de lutter seulement contre la fraude fiscale, mais de recentrer l’activité des administrations de l’État sur la « fraude sociale ». En d’autres termes, les contrôles ne concernent plus véritablement les riches contribuables cherchant à échapper à l’impôt mais s’emploient à traquer les abus aux prestations sociales. Le travail au noir, les « faux chômeurs » ou les « faux RMistes » sont ainsi mis sur le devant de la scène sans que ne se pose la question des réalités sociales qui président à ces comportements. Des raisons politiques, bien sûr, expliquent ce recentrage mais elles sont favorisées par le développement des outils informatiques qui permettent de cibler très facilement les omissions des personnes percevant des revenus facilement identifiables : salaires, retraites, allocations de chômage, indemnités maladies, etc. Ces contrôles de masse ne nécessitent aucune investigation et sont donc plus faciles à réaliser que des enquêtes en profondeur consistant à étudier la comptabilité des entreprises ou à démêler les revenus des professions libérales.

Le relâchement du contrôle des classes dominantes
À partir de 1987 et afin de mieux garantir le droit des citoyens, la charge de la preuve appartient désormais à l’administration. En outre, durant ces mêmes années la doctrine de l’administration fiscale s’oriente vers les possibilités de négociations avec les contribuables soupçonnés de fraude.
Ces deux événements sont couplés à un troisième qui est le « développement du rescrit ». Celui-ci permet au contribuable de demander à l’administration de lui expliquer comment sa situation particulière sera traitée au regard du Code des impôts. Pour qui possède un avocat fiscaliste, ce principe permet de tester des montages à la limite du droit, en toute garantie.
En 2005, la dématérialisation de la déclaration fiscale a constitué une autre innovation majeure. Si celle-ci permet de découvrir sans coup férir les discordances entre les sommes réellement perçues et celles qui sont effectivement déclarées, elle ne permet plus une vision globale du dossier et la détection des fraudes complexes. C’est une conséquence de la sacro-sainte rentabilité qui favorise, en fin de compte, ceux qui ont tendance à amalgamer sphère privée et professionnelle.
Autre point noir. Il concerne l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Celui-ci est fondé essentiellement sur la valeur du patrimoine. Mais les assujettis à cet impôt ont
tendance à minorer leurs biens et l’administration n’est pas pourvue d’instruments fiables pour les contredire. En effet, la valeur vénale d’un bien reste théorique tant qu’il n’est pas vendu. De plus, l’évaluation, quand elle a lieu, est facilement réfutée en arguant de l’état de détérioration des immeubles possédés. Or, en vertu du respect de la propriété, il est impossible pour un inspecteur du fisc d’y pénétrer. On imagine aisément le nombre de sous-déclarations qu’il peut exister !
La réforme de l’ISF de 2011, nonobstant l’allégement des barèmes, permet aux possesseurs d’un patrimoine compris entre 1,3 et 3 millions d’euros de se contenter de remplir une déclaration abrégée qui ne comporte aucun détail des biens. Tout est prévu pour compliquer la tâche des vérifications.

Inégalités dans le traitement des contribuables
Il existe une disparité importante dans la manière de recevoir les contribuables. Alors que « dans un centre de services des impôts aux particuliers fréquenté par des classes populaires, les interactions au guichet durent en général une dizaine de minutes », dans un secteur plus favorisé, les usagers peuvent disposer d’un personnel plus à l’écoute et bénéficient d’une « présomption de confiance réciproque » qui peut aller jusqu’à ce que l’agent explique les marges de manœuvre dont il dispose.
Cette inégalité ne s’arrête pas là puisque la probabilité d’être soumis à un contrôle dépend non seulement des revenus disponibles, mais également de la position qu’occupe un contribuable dans son environnement social. Autrement dit, à égalité de richesse, mieux vaut habiter dans un secteur huppé que dans une zone géographique dite « populaire ».
C’est ainsi que les conditions d’applications du droit amènent les fonctionnaires, pourtant très attachés au principe d’égalité, à accentuer les inégalités.
En conclusion, l’évolution de la fiscalité depuis les années 1970 montre que la doctrine de l’État est passée d’une logique privilégiant telle ou telle profession relativement à une autre, à une logique consistant à encourager les « formes individualisées d’évitement de l’impôt ».
« Par le jeu des défiscalisations, tout se passe comme si certains étaient désormais autorisés à choisir, en partie, leurs modalités d’imposition », explique l’auteur. La généralisation des outils informatiques a permis de détecter assez finement l’illégalisme des classes moyennes ou populaires, alors que dans le même temps l’administration a privilégié la négociation vis-à-vis des plus aisés.
Très clairement, l’État a choisi de faire l’impasse sur la redistribution au nom de la rentabilité économique.

Laurent Delille