Mensonges et vérité : à propos de Victor Serge

mis en ligne le 31 janvier 2013
Russe d’origine, Belge de naissance, Français de culture, Soviétique d’adoption, mort au Mexique et enterré sous la nationalité espagnole, Victor Lvovitch Kibaltchich, dit Victor Serge, est une figure emblématique de la génération des militants internationalistes qui, reprenant espoir après la trahison de la IIe Internationale et la grande boucherie mondiale, s’engagea dans la révolution bolchevique pour l’avènement d’un monde nouveau, s’opposa à sa dérive totalitaire et périt assassinée par les tueurs de la Guépéou ou du NKVD plus souvent que sous les balles fascistes. La publication des carnets écrits par Serge entre 1936 et sa mort est l’occasion de rappeler la cruauté de ces combats et les crimes perpétrés par les staliniens envers les révolutionnaires coupables de n’avoir pas été, comme le dit Serge, « capables de renoncer à la vérité ».

Faire front
En septembre 1941, quand Victor Serge et son fils Vlady 1 débarquent au Mexique après avoir échappé aux griffes de la Guépéou et de la Gestapo, la situation des opposants à Staline n’a jamais été aussi difficile. Léon Trotski est mort un an auparavant, tué d’un coup de piolet par un agent infiltré dans sa villa bunker de Coyoacàn. La presse communiste internationale a bruyamment applaudi. Partout où ils ont trouvé refuge – Amérique latine, États-Unis, Europe non occupée… – les antistaliniens vivent sous la menace des assassins pilotés depuis Moscou. Au Mexique, où les communistes sont peu nombreux mais influents – surtout depuis que Hitler a rompu son alliance avec Staline et que l’URSS affronte le IIIe Reich, le PC applique comme ailleurs les ordres du Komintern et hurle à la mort après la « cinquième colonne hitléro-trotskiste ».
L’ouragan historique qui avait poussé Victor Serge de l’anarchisme individualiste 2 au bolchevisme est retombé. De son expérience lui est restée une conviction révolutionnaire « socialiste-libertaire » qui voudrait concilier la nécessité de l’organisation avec le refus de l’autoritarisme. Pour l’heure, car il reste avant tout un militant plongé dans les combats du présent, Serge appelle tous les courants révolutionnaires à dépasser leurs sectarismes pour faire front à la fois contre Hitler et Staline.

Écriture et résistance.
Par la force des choses, ces carnets sont donc d’abord le témoignage d’une résistance. Serge y recoupe les informations collectées sur le sort des vieux bolcheviks victimes des purges en URSS, sur les antinazis allemands, les anarchistes et les « poumistes » espagnols traqués en France par la police de Vichy, et sur les révolutionnaires insoumis, pourchassés où qu’ils se trouvent. Inlassablement il rameute les rares journaux qui lui ouvrent encore leurs colonnes et les intellectuels dont il espère le soutien pour alerter sur le sort de tel ou tel dont la vie ne tient qu’à un fil et qui mourra, comme lui-même aurait pu mourir, si le bruit fait autour de son nom n’empêche qu’on le tue. Il est parfois trop tard et c’est alors pour la mémoire d’un camarade qu’il faut réclamer justice : Serge écrit, sollicite – lui qui n’a pas l’échine souple – et prend le risque de se faire écharper par des nervis du PC mexicain lorsqu’il prend la parole en public.
Il se retourne parfois sur son passé (« Dans quelle mesure ai-je vu clair ? ») pendant quelques pages, pas plus, car le présent le rattrape vite : voici qu’une campagne orchestrée par le Komintern dénonce « la troupe de choc de la cinquième colonne » au Mexique, probable prélude à une action plus radicale. Serge n’entend pas se défendre (« de quoi ? »), il attaque publiquement ses calomniateurs et écrit dans son carnet : « C’est surtout l’avenir qui compte pour nous, le constant en-avant. […] Le combat d’arrière-garde pour sauver le gros des forces ou les idées répond à des nécessités historiques précises qu’il ne nous appartient pas d’éluder ; c’est une défaite locale et momentanée qui sauve quelque chose d’essentiel et doit nous laisser une satisfaction grâce à laquelle nous échappons à la démoralisation de la défaite. Le principal est de ne pas être vaincus en nous-mêmes. »
Carnets de combattant, donc, mais aussi carnets d’écrivain. Victor Serge, qui se définissait lui-même comme un écrivain engagé, a écrit une douzaine d’œuvres romanesques 3 et une quinzaine d’essais. Qui a lu les Mémoires d’un révolutionnaire, considéré comme son chef-d’œuvre, connaît déjà ses qualités de prosateur. On réalise encore mieux à travers ces carnets quel immense écrivain il était et quelle aurait pu être sa place dans la littérature mondiale s’il n’avait, à l’instar d’un Marcel Martinet 4, sacrifié sa « carrière » à son idéal. Sachant que ces textes étaient en quelque sorte des « brouillons » dans lesquels Serge puisait ensuite la matière de ses romans ou de ses articles, on reste pantois devant la perfection stylistique de son « premier jet » : paysages, portraits et analyses politiques, les textes courts, limpides et denses se succèdent révélant l’œil de l’amateur de peinture, la profondeur psychologique du résistant qui a vu souvent la nature humaine soumise à rude épreuve et la rigueur intellectuelle du militant incorruptible.

Portrait d’une génération.
« Mon parti tout entier ayant été fusillé ou assassiné, je suis seul et bizarrement inquiétant », écrivait Serge avant d’embarquer pour le Mexique. Chaque nouvelle rencontre et, plus souvent, la mort d’un camarade sont l’occasion d’un portrait, précis, incisif et sans une ombre de complaisance. Celui de Trotski, appelé affectueusement « le Vieux », est admiratif mais cruel quand Serge pointe le sectarisme du fondateur de la IVe Internationale. Le grand besoin de popularité de Gide, dont il admire l’écriture et apprécie le courage, ne lui échappe pas. Le portrait de Romain Rolland qui a intercédé pour Serge auprès de Staline et lui a en quelque sorte sauvé la vie est peu flatteur. Le plus important pour Serge est de rendre hommage aux compagnons de lutte, Lev Kamenev, Andreu Nin, Rudolf Hilferding, Heinrich Brandler, Voline… sans taire les divergences, parfois profondes, qu’il a pu avoir avec eux. Aux grands artistes et intellectuels, Diego Rivera, André Breton ou Stefan Zweig, Victor Serge sait reconnaître leurs qualités artistiques ou humaines mais il ne pardonne pas les manquements à l’engagement et à la cohérence. Quant à la veulerie partisane, elle lui est par-dessus tout insupportable. Anna Seghers, la romancière communiste, en fait les frais un jour où, la rencontrant dans l’autocar, Serge lui reproche vertement d’avoir participé à une campagne de diffamation contre des camarades. « Cela me repose pour la millième fois l’étrange problème que je n’arrive pas à résoudre, écrit-il : pourquoi tant de poltronnerie de la part des intellectuels et de telles subites et basses défaillances de la conscience scientifique ? Ils ont une peur insurmontable de remonter les courants, il faut toujours qu’ils soient portés par le flot, "du bon côté du manche", pas trop loin des honneurs officiels et de l’argent. »
Venant d’autres que Serge, ces jugements sans appel irriteraient ou feraient rire. Mais nous n’avons pas affaire ici à un phraseur : cet homme menacé de mort, empêché de travailler et qui a derrière lui trente cinq années de résistance pourrait, s’il acceptait de se taire, se retirer et finir paisiblement le reste de ses jours sans craindre la misère, ni le lacet des tueurs. Qui oserait le lui reprocher, sinon lui-même ? Mais Victor Serge est mort avec des chaussures trouées aux pieds.

In memoriam révolution
Il faut saluer cette fois encore le travail d’orfèvre des éditions Agone : préface, notes, index, tout est fait pour replacer le texte dans son environnement et apporter au lecteur les informations dont il a besoin. Le glossaire des personnages cités par Serge – soixante-quinze pages, où sont présentées les biographies abrégées de plusieurs centaines d’acteurs peu connus voire oubliés du mouvement révolutionnaire du XXe siècle, est à lui seul un véritable mémorial.
Les morts naturelles y sont rares et, en le parcourant, on trouve parmi les noms des assassinés ceux de leurs assassins et complices. Plusieurs sont des membres du Parti communiste français (PCF) qui agissaient sur ordre. Cela nous rappelle que le combat de Victor Serge pour la vérité historique n’est pas terminé. Qui se souvient avoir entendu les héritiers de Thorez, Duclos et Marchais s’appliquer les leçons de morale et les injonctions à la repentance qu’ils savent si bien distribuer ? Nous attendons toujours du PCF qu’il sorte du négationnisme et reconnaisse sans palinodies avoir sacrifié trente ans durant au culte de Staline, maître d’une dictature qui aurait mérité son procès de Nuremberg. Nous attendons aussi qu’il rende haut et fort justice à tous les révolutionnaires calomniés, persécutés, pourchassés et souvent tués avec la complicité active de ses chefs et la complicité passive de ses militants, parce qu’ils disaient la vérité sur l’URSS de Staline.

François Roux







1. Vladimir Kibaltchich, dit Vlady, vécut au Mexique où il réalisa une œuvre picturale aussi riche qu’originale. Lire À Contretemps n° 44 (novembre 2012) et visiter le site : www.vlady.org
2. Victor Serge et Rirette Maîtrejean prirent la suite de Libertad à la rédaction de L’Anarchie en 1911 (Libertad, Le Culte de la charogne. Anarchisme, un état de révolution permanente (1897-1908), Éditions Agone, 2006).
3. Entre autres : S’il est minuit dans le siècle, Le Livre de Poche, 1976 ; Mémoires d’un révolutionnaire (1901-1941), Robert Laffont, Bouquins, 2001 ; L’Affaire Toulaev, Lux, 2010 ; Retour à l’Ouest – Chroniques (juin 1936-mai 1940), Agone, 2010 ; Les Années sans pardon, Agone, 2011.
4. Marcel Martinet, Culture prolétarienne, Agone, 2004.