Pensons ensemble : variations sur le thème de la fin de vie volontaire

mis en ligne le 17 janvier 2013
1693CerveauLe 16 octobre 2012, à la faculté de médecine de Paris, Jean Leonetti déclare devant un amphithéâtre plein qui l’applaudit, que « l’éthique de l’autonomie est un individualisme tandis que l’éthique de la vulnérabilité, qui protège les gens contre eux-mêmes, est collective ou donne un sens au collectif », expression dont on se demande quelle signification elle peut avoir. Sans respect pour autrui, on peut se demander si ce médecin se respecte lui-même, vu que sa conception de la liberté, dont il prétend faire l’un des fondements de sa pensée, autorise à faire subir à autrui ce que l’on n’accepterait jamais pour soi : l’imposition de la vie à ceux qui choisissent de la refuser en choisissant la mort.
Si les deux valeurs de Leonetti sont la vie humaine et la liberté, on peut s’interroger sur ce en quoi consiste pour lui une vie humaine qui pour nous est faite d’affectivité et de conscience de soi, et de quelle liberté il est ici question où n’entre pas la possibilité de décider d’elle-même. À tel point ce monsieur ignore la signification du concept de liberté, qu’il demande ou fait semblant de se demander, à propos de la personne de confiance qui représente celui qui ne peut plus s’exprimer de sa propre voix, est-ce que j’ai le droit de donner ma liberté ? Comme si la liberté était un paquet que l’on peut refiler à autrui, quand elle est mon essence même, en tant que personne humaine et que je ne peux me défaire de moi-même.
Ma loi, continue l’orateur, c’est : pas de souffrance, pas d’abandon, pas de prolongement. Le premier point n’a pas à être commenté. Sauf à s’interroger sur l’institutionnalisation des soins palliatifs qui devraient être présents dans chaque service hospitalier.
Le deuxième interroge son évidence : comment ne pas se sentir abandonné, quand on n’est pas entendu ? Plus qu’abandonné, on ne peut que se sentir méprisé.
Le troisième point pose plusieurs questions. Comment établir la date à laquelle commence le prolongement ? Qu’appelle-t-on prolongement et de qui dépend-il : la réponse est dans la question, pas de l’intéressé. Qui déclarera que l’obstination est déraisonnable – pétition de principe car l’obstination est par définition déraisonnable – là où il n’est pas question de raison mais de sens et de sentiment. À partir de quand ou de quoi l’obstination se nomme-t-elle acharnement thérapeutique ? Même si une vie artificielle n’est pas humaine, je ne viens pas faire ce que la personne a écrit parce que ce n’est pas raisonnable : nous voilà prévenus du mépris total de l’autre. Au contraire de ce qui a été affirmé, nous avons, aujourd’hui, beaucoup plus peur de la mort car elle est de moins en moins en notre pouvoir, alors qu’autrefois on mourait sans risque d’être prolongé.
Et ce qui détruit totalement la crédibilité de ces trois points, c’est la déclaration : ce qui compte c’est l’intention. C’est-à-dire que si l’intention est de conserver la vie, ces principes seront observés, mais si l’intention est d’aider à mourir aucun de ces trois points ne compte : on peut laisser souffrir et abandonner, on le doit même sauf à être sanctionné par la loi.
Quant à admettre des exceptions, « faire des lois d’exception est dangereux pour le bien public ». Et qui définit le bien public ? La comparaison avec le code de la route est éclairante : « On ne peut faire une loi pour celui qui dépasse la ligne jaune, par exemple pour éviter d’écraser un enfant », dit-il. Il faut préserver le trafic. C’est cela le bien public ! Mais on peut certainement juger que celui qui a contrevenu à la loi a bien agi en respectant la vie d’un enfant et ne doit pas être sanctionné : ce serait cela l’exception.
À quoi bon analyser les propos énoncés avec une totale bonne conscience par un homme insensible, sans respect pour l’autre, et dont on peut douter du sens qu’il donne à sa propre dignité. Qu’il fasse un jour l’expérience de la souffrance du non-sens de sa vie, souhaitons-le, mais il aura sans doute assez de bonnes relations pour l’aider à passer de vie à trépas quand il aura passé sa vie à rester sourd à son prochain.
« Je veux mourir » disent ceux pour qui la vie est devenue une torture mais nul ne peut affirmer cela parce que le néant ne peut être objet de désir. Ce qui est affirmé c’est je ne veux plus vivre, je désire que cesse ce souffle qui n’est plus que souffrance et je ne souhaite que la délivrance de ce qui a été ma vie.
Et à qui adresser ce « Je n’en veux plus », si je n’ai pas l’énergie, la capacité ou le moyen nécessaire pour « en finir » seul par un suicide réussi. Qui m’entendra, m’aidera, m’accompagnera dans ce dernier pas que je ne peux ni ne veux accomplir seul, qui me procurera le moyen d’une mort douce qui m’évite ce que certains sont acculés à affronter – et dans quel état ? – dans un suicide violent.
C’est dans le cadre de cette demande que se situent notre pensée et notre action : entendre ce désir, réfléchir avec celui qui n’en peut plus mais, agir pour lui offrir le moyen du dernier voyage. Démarche parfaitement illégale et profondément éthique que ce souci pour toute personne vivant sans l’admettre une souffrance intolérable.
Les êtres humains réduits à cet appel ne sont qu’une minorité mais exigent d’être pris en compte, ce qui ne bousculerait pas les fondements de notre société. D’autres l’ont fait ! Admettre que l’on peut aider son prochain à mourir nous semble le plus banal des comportements moraux, le faire nécessite une compassion et une force d’âme qui exigent un profond travail sur soi, parce que l’instant dernier qui ne sera suivi d’aucun autre, l’arrêt du souffle de l’autre qui ne peut que nous couper le souffle, nécessitent de pouvoir être vécus dans la sérénité nécessaire à celui qui va mourir.
Et il y a aussi les conditions extérieures, sociales, politiques et idéologiques, qui empêchent ou rendent difficiles cette aide à autrui, que les gens de pouvoir se refusent à entendre, condamnant sans appel celui qui veut se délivrer de la prison de son corps dont il n’a pas la clef.
Nous voulons obtenir de notre société, de plus en plus déshumanisée dans ses lois et dans ses mœurs, « le droit de mourir » (Hans Jonas) : non pas la possibilité du suicide qui n’est qu’un simple fait social, incontrôlé et incontrôlable, mais la reconnaissance non seulement éthique mais légale du droit à être aidé quand nous le demandons. Et cela sans avoir à nous justifier par un état physique ou psychique de détresse ou de « stade terminal », comme on ose nommer cette approche de la mort. Nous voulons que soit simplement entendue la demande claire et consciemment formulée du je ne veux plus vivre, aidez-moi.
Que chacun, dans des conditions de maturité intellectuelle et d’équilibre affectif, ne puisse accéder aux produits létaux existants reste pour nous un scandale. On met des armes dans les mains des soldats pour tuer leurs frères qu’on leur fait nommer ennemis, mais on refuse de permettre à celui qui le désire de se procurer le médicament qui ne concerne que lui-même et on empêche son frère de l’accompagner. Que d’autres que nous-mêmes aient sur nous un pouvoir de vie et de mort – comme le pater familias romain – est pour nous inadmissible. Aucun médecin, aucun magistrat ne peut juger que notre heure est arrivée, seul nous en ressentons la justesse et la nécessité.
Nous voulons vivre en accord avec nous-mêmes, condition de possibilité d’un accord avec les autres. Contre la guerre nous voulons la paix, la paix entre tous, la paix en nous-même, et si avoir la mort à notre portée devient le moyen de vivre en paix jusque-là, nous voulons que cette mort ne nous soit ni refusée ni interdite quand les tueries font rage partout sous les applaudissements ou l’indifférence des décideurs.
Si nous avions entre nos mains le moyen d’une mort douce et sans souffrance, notre vie en serait allégée. Y a-t-il pire condamnation que de vivre malgré soi ! condamné à rester dans le couloir de la mort. Avoir la possibilité de mourir doucement, entouré et aimé, nous donnera si ce n’est la joie, au moins la paix de vivre en attendant. Une paix du cœur car toute cette problématique relève de nos sentiments.
Le Code pénal punit, le Code pénal se venge du geste de compassion qui vient d’un être aimant vers un être aimé. Y a-t-il une place pour l’amour dans notre société ? Évidemment pas au niveau des institutions et de ceux qui les représentent.
Ma mort est un événement de ma vie privée et les lois ne la protègent pas, mais la livrent aux décisions de ceux qui détiennent le pouvoir dont ils font des lois. Changer les lois n’est pas en mon pouvoir. Alors, chacun pour soi ? Sauf à trouver le cœur compatissant qui m’aidera à mourir paisiblement quand j’en aurai fixé la date.
Je souhaite que tous ceux qui applaudissent un discours, tel que celui que je me suis infligée d’écouter, apprennent un jour dans leur chair ce qu’est l’intolérable et qu’ils trouvent la compassion d’une bonne âme, envers et contre une loi qui l’accusera de meurtre.
Il est inutile de chercher à convaincre ceux qui n’ont pas éprouvé et ne veulent pas imaginer ce qu’est la souffrance de vivre, pas plus que de tenter de se faire entendre en parlant d’amour à qui n’a jamais aimé. C’est notre sensibilité qui est touchée ou se défend devant la pensée de la mort et de la souffrance. C’est notre cœur qui parle, soutenu par notre réflexion. Aucun argument ne fera s’ouvrir un cœur fermé, seule une expérience vécue pourrait faire changer des opinions.
L’absence de réaction de Didier Sicard, qui semblait s’assoupir à l’audition interminable de la rhétorique démagogique de Leonetti, laisse inquiet sur la volonté de la commission qu’il préside d’écouter la position des 86 % de Français favorables à une légalisation d’une aide à mourir. Mais il est possible d’espérer que se fasse entendre ce qu’il a déclaré être l’essentiel à transmettre (s’adressant en particulier à sa fille, médecin), l’amour de l’humanité.

Geneviève Novellino